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VLADIMIR POUTINE : LA FIN D’UN RÈGNE ? Par Galia ACKERMAN

ARTICLE ECRIT DEBUT 2021

samedi 19 février 2022 Galia ACKERMAN

Galia Ackerman (1) fait une lecture sans concession - mais avec une grande précision factuelle et analytique - de la politique intérieure et extérieure russe, dans sa gestion de l’espace post-soviétique. S’appuyant sur de nombreux exemples, sous forme d’un bilan, elle « lève le voile » en prenant la mesure des échecs (ou des faibles succès provisoires), en Syrie, en Lybie, dans les relations incertaines avec la Turquie, dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, au Belarus et au Donbass. L’affaiblissement intérieur du régime poutinien est également notable : chute de la rente pétrolière et gazière (depuis 2014), impact majeur de la crise sanitaire, sanctions internationales et perte de confiance d’une partie de la population. Le pouvoir russe a du mal à tirer des avantages notables de son hard power et de ses interventions extérieures, sans parler d’un soft power qui reste à construire.
On lira toutefois en fin d’article, le tournant majeur constitué par les derniers amendements constitutionnels, « un ensemble de mesures extrêmement conservatrices ». Le départ éventuel mais peu probable de Vladimir Poutine laisse entier de multiples chantiers géopolitiques  : la question de la construction d’une « Maison commune européenne », celle des relations futures de puissance avec la Chine et les Etats-Unis, ainsi qu’avec la Turquie d’Erdogan.

(1) Galia Ackerman (d’origine russe) est Docteur en histoire (Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne), traductrice, essayiste, spécialiste de la Russie post-soviétique et du monde russe, de l’Ukraine. Ancienne journaliste à RFI (1988/2010) et à la revue de Politique internationale, on trouvera ses essais et écrits dans la presse française (Le Monde, Libération, La Règle du jeu etc...) et internationale. Elle intervient également sur les ondes (France Culture, France Inter...). On lira dans la fiche auteur ses dernières publications.

VLADIMIR POUTINE : LA FIN D’UN RÈGNE ?

Il y a quelques années encore, en 2016, Vladimir Poutine était considéré par Forbes comme l’homme le plus puissant de la planète. « Depuis son pays natal jusqu’en Syrie, en passant par les élections américaines, le dirigeant russe continue à parvenir à ses fins », estimait alors le magazine américain. Aujourd’hui, après l’empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny, on lui attribuerait peut-être la caractéristique de « l’homme le plus dangereux de la planète », si un tel classement existait, et si sa puissance n’avait pas depuis sensiblement diminuée. En ce début d’année 2021, essayons donc de dresser un bilan de ce qu’il s’est passé à partir des plans expansionnistes russes dans le monde et de la situation à l’intérieur de la Russie.

La politique étrangère russe

Pour ce qui est de la politique étrangère, la Russie a perdu en partie son rôle de faiseur de rois. Commençons par Bashar al-Assad. Certes, le dictateur sanguinaire est toujours au pouvoir, grâce au soutien russe et iranien, mais le mécontentement des Syriens due à l’effondrement économique, aux sanctions américaines, à la répression interne et à la corruption des élites gouvernantes et notamment celle de la famille Assad ne cesse de croître. Ajoutons à cela des tensions entre Assad et le président turc Erdogan, solidement ancré dans la province d’Idlib, ainsi qu’entre Poutine et Erdogan, frères-ennemis et concurrents, et il devient clair que, après des années de présence militaire russe sur le sol syrien, le régime russe n’a obtenu rien de tangible en échange de ses « bons et loyaux services » à Assad. Les autorités russes, autoproclamées « garants de l’indépendance de la Syrie », tirent la « légitimité » de leur action militaire de la demande de Bashar-al-Assad. Mais si Assad finit par tomber, qu’en sera-t-il de cette présence et des bases militaires russes ? L’URSS et la Russie ont déjà subi par le passé des échecs cuisants, comme la rupture du traité d’amitié entre l’Egypte et l’Union Soviétique en 1976, à l’initiative d’Anouar el-Sadate, suivie du départ de tous les militaires et les conseillers russes d’Egypte et du gel des relations diplomatiques. De surcroît, la présence russe en Syrie, loin des frontières nationales, ne jouit pas d’un soutien enthousiaste des Russes, tout comme jadis l’intervention russe en Afghanistan (1979-1989).

Entre temps, la Russie a subi un revers importants en Libye. Ces dernières années, elle a soutenu, de façon plus ou moins discrète, le maréchal Khalifa Haftar, qui a étudié l’art de la guerre en Russie (en 1977-78 et en 1983) et qui se trouve à la tête de l’Armée nationale libyenne (ANL). Sur place, la Russie assure sa présence grâce aux mercenaires appartenant à la « compagnie militaire privée » russe dite Wagner. Ces mercenaires y effectuent des tâches importantes : en plus d’offrir à l’ANL des tireurs d’élite, ils assurent un soutien technique pour la réparation de véhicules militaires, participent à diverses opérations sur le terrain, mettent au service d’ANL leur expertise dans les contre-mesures électroniques, etc. En réalité, Wagner, comme d’autres sociétés militaires russes, n’ont rien de privé : elles accomplissent des missions « délicates », sous le contrôle du régime russe. La Russie a une longue pratique d’utilisation de mercenaires dans différents pays du monde, quand elle veut rester formellement hors d’un conflit, comme c’est le cas notamment dans les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk ou encore en République Centre-Africaine. La compagnie Wagner serait financée par un homme d’affaires proche de Vladimir Poutine, Evgueni Prigojine [1] , connu pour être le très probable financier de la « fabrique des trolls » à Saint-Pétersbourg. Or, l’année passée, la tentative de Haftar pour renverser le gouvernement de Tripoli s’est soldée par un échec. L’entrée active en guerre, au début de 2020, de la Turquie, qui soutient le Gouvernement d’accord national (GAN) de Faïez Sarraj, a changé la donne : aujourd’hui, après le cessez-le-feu d’octobre 2020, Poutine et Erdogan, tels deux parrains, ont délimité leurs zones d’influence respectives en Libye, au détriment des Occidentaux. Mais vont-ils en rester là ? Aujourd’hui, c’est clairement Erdogan qui a le vent en poupe, alors que les chances du maréchal Haftar d’imposer son rôle à la future Libye unifiée semblent assez minces.

Cependant, c’est dans ce qu’on appelle le « proche étranger », à savoir les pays de l’ex-URSS, que la Russie est en train de subir de gros échecs. Le premier, c’est l’issue de la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour la possession du Haut-Karabakh, république autoproclamée non reconnue par l’Azerbaïdjan, ni par quiconque, ainsi que pour celle des régions azerbaïdjanaises adjacentes, occupées militairement par l’Arménie à l’issue de la guerre entre 1991 et 1994. Pourquoi, après un statu quo de 26 ans, l’Azerbaïdjan a-t-il décidé d’intervenir militairement ? D’une part, il a été encouragé par la Turquie, un pays-frère, qui a ouvertement aidé l’Azerbaïdjan à regagner les territoires perdus. D’autre part, un accord tacite entre l’Azerbaïdjan et la Russie a dû garantir au premier la non-intervention de celle-ci. Il faut se souvenir de la guerre russo-géorgienne, en 2008, pour comprendre à quel point l’attitude de la Russie peut paraître étrange. En 2008, la Russie est venu au secours de la petite république autoproclamée d’Ossétie du Sud située sur le territoire géorgien, prétendument pour « empêcher un génocide ». Elle en a profité pour non seulement occuper ce territoire militairement, mais pour reconnaître l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, empêchant ainsi leur réintégration possible au sein de la Géorgie et en les transformant en régions fortifiées avec une lourde présence militaire russe. La situation a été très similaire au Haut-Karabakh, mais la Russie n’est pourtant pas intervenue pour aider cette république autoproclamée. Cette fois, elle s’est rangée du côté de la loi internationale en attendant la victoire décisive de l’Azerbaïdjan, et n’est intervenue que comme une force d’interposition, au moment où tout était perdu pour l’Arménie : il ne restait qu’une petite portion de territoire au Haut-Karabakh, alors que les régions adjacentes étaient repassées sous le contrôle de l’Azerbaïdjan. Selon l’avis de nombreux experts russes, ce comportement pour le moins ambigu n’a qu’une seule explication : la haine personnelle vouée par Vladimir Poutine au Premier ministre arménien Nikol Pachinian, arrivé au pouvoir à la suite d’une révolution populaire (ce qui est toujours mal vu au Kremlin) qui a osé mettre en prison, pour corruption, des amis de Poutine, dont l’ex-Président de ce pays, Robert Kotcharian [2] , en choisissant une ligne plus indépendante vis-à-vis de Moscou. Le but inavoué de Poutine était d’affaiblir Pachinian aux yeux de sa propre population et de causer sa chute en propulsant à sa place un vassal dévoué, afin de maintenir l’Arménie dans le giron russe. Cependant, en prenant cette décision, Poutine a joué avec le feu. Car c’était sans compter sur une victoire écrasante de l’Azerbaïdjan, en partie grâce à l’aide et à la présence militaire turque. Poutine fut finalement obligé d’intervenir en proposant aux belligérants l’arrêt des hostilités avant que l’Arménie perde complètement le Haut-Karabakh. Désormais, un contingent militaire russe, servant de force de protection et d’interposition, s’est installé dans ce qui reste du Haut-Karabakh et le long du couloir de Latchine qui relie l’Arménie et le Haut-Karabakh. Parallèlement, scellant ainsi leur alliance militaire, l’Azerbaïdjan et la Turquie ont obtenu l’accord de l’Arménie de créer un couloir les reliant à Nakhitchevan, une exclave azérie séparée de l’Azerbaïdjan par le territoire arménien. In fine, Poutine a vu un pays de l’OTAN, la Turquie, se rapprocher des frontières russes et a perdu, en perspective, le levier de son influence sur l’Arménie qui, à terme, va plutôt se rapprocher de la force dominante dans la région : l’Azerbaïdjan et la Turquie qui sauront lui faire passer l’amère pilule de la défaite par les avantages d’une coopération économique renforcée. Le président russe s’est également compromis aux yeux de ses alliés : il a abandonné à son triste sort un pays chrétien, et de surcroît un allié de l’ODBK [3].

Le deuxième échec d’envergure, c’est la situation au Belarus. Malgré la fraude électorale massive lors de la dernière élection présidentielle, le 9 août 2020, dans ce pays gouverné depuis 26 ans par Alexandre Loukachenko, Poutine a préféré soutenir ce dernier face à la colère populaire qui ne désemplit pas. Depuis des années, le couple Poutine-Loukachenko se déteste, mais reste uni : Loukachenko jouit d’une importante aide économique russe, en échange de son « fraternel » soutien stratégique (il s’agit du flanc occidental de la frontière russe), tout en refusant au Kremlin la prise de contrôle d’importantes entreprises d’Etat biélorusses. Surtout, le dictateur biélorusse refuse toute tentative d’empiéter sur ses prérogatives, malgré le Traité portant sur la création d’un Etat supranational, incluant la Russie et le Belarus, qui fut ratifié par les parlements des deux pays en janvier 2000. En vingt ans, la fusion n’a pratiquement pas avancé depuis. Face à la révolte toujours en cours de la société civile biélorusse, le Kremlin a poussé Loukachenko à initier des changements constitutionnels, qui pourraient servir de prétexte à des élections présidentielles anticipées, ce qui permettrait par conséquent, à Loukachenko de quitter son poste sans perdre la face. Loukachenko a publiquement promis un débat sur une nouvelle Constitution, tout en écrasant l’opposition par une répression féroce. Et comme les forces armées et les services spéciaux de son pays lui sont restés fidèles, il semble ne point vouloir tenir ses promesses. Poutine a soutenu donc un allié désobéissant qui ne va rien faire pour le rapprochement institutionnel entre les deux pays. En revanche, ce soutien a affaibli encore davantage la réputation du président russe sur la scène internationale : le régime de Loukachenko est frappé de sanctions de tous les pays occidentaux. Décidément, Poutine ne s’entend bien qu’avec des dictateurs, comme Maduro ou Assad, parmi bien d’autres.

Le troisième échec, c’est la situation dans le Donbass. Les deux républiques autoproclamées, celles de Donetsk et de Lougansk, sont de plus en plus étroitement « encadrées », militairement et économiquement, par la Russie qui incite la population à prendre des passeports russes, selon une procédure simplifiée et accélérée. Parmi les 3,7 millions de personnes qui peuplent actuellement ces deux Etats gouvernés par des juntes à la solde de la Russie, près de 350 000 ont reçu le passeport russe. A l’origine, la révolte des séparatistes dans le Sud-Est de l’Ukraine au printemps 2014 était fomentée et soutenue par la Russie, afin de briser l’élan de la révolution populaire, pro-occidentale du Maïdan. Le combat des russophones contre la domination d’une « junte fasciste de Kiev » était censé se répandre sur la moitié Est de l’Ukraine, voire atteindre Kiev. Mais ces plans ont échoué grâce à la résistance à la fois militaire et civile ukrainienne. Les deux régions séparatistes ont vu fondre leur population : dès le début des hostilités, près d’un million d’habitants de Donetsk et de Lougansk est parti en Russie, et près de 1,4 millions se sont installés en Ukraine [4]. Pour des raisons idéologiques, le Kremlin a pris partiellement en charge ces deux régions détachées de l’Ukraine, avec une infrastructure détruite et des mines de charbon en piteux état, au détriment de ses propres citoyens. Les Accords de Minsk, d’emblée irréalisables, sont restés au point mort, même après l’arrivée au pouvoir du président Zelenski. En fait, la seule utilité de Donetsk et Lougansk pour le Kremlin, c’est un soutien à la démographie russe, qui se trouve dans un profond déclin, grâce à un afflux de nouveaux citoyens russes. Voilà une très singulière façon de régler ses problèmes démographiques en semant la discorde, la guerre et la destruction chez un pays voisin, le « peuple frère » ukrainien !

La politique intérieure russe

Parlons d’abord des hydrocarbures. Tout le monde se souvient des images d’un Poutine triomphant, il y a quelques années à peine, à cause des prix grimpants du pétrole et du gaz. En effet, entre février 2011 et août 2014, les prix du baril de pétrole brut dépassaient systématiquement les 100 dollars, ce qui rendait le Kremlin optimiste. Mais à partir de septembre 2014, les prix du pétrole, et parallèlement ceux du gaz, ont commencé à baisser. La découverte de nouveaux gisements de gaz et de pétrole dans plusieurs pays du monde, la production accrue du GNL (Gaz naturel liquéfié) par le Qatar et les Etats-Unis, le désir européen de diminuer la dépendance des hydrocarbures russes, la décision de nombreux pays d’accroître la production des énergies vertes : tels sont quelques-uns des facteurs ayant abouti à la stagnation, mais aussi à la chute de prix des hydrocarbures, portant un coup dur à ce secteur-clé de l’économie russe. Bien naturellement, la crise économique mondiale liée au Covid-19 n’a pas arrangé les choses. Citons quelques exemples. En été 2020, la Turquie a complètement renoncé au gaz russe qui, encore récemment, couvrait jusqu’au tiers des besoins turcs, avant de diminuer ses achats de pétrole russe. Ainsi, en août 2020, la plus grande usine pétrochimique turque, STAR, a cessé tout achat de pétrole russe de la marque Urals : trop coûteux, et non concurrentiel [5]. À son tour, en mars 2020, la grande compagnie d’Etat chinoise, Sinochem Group, a renoncé à l’achat du pétrole russe vendu par Rosneft et ses filiales, à cause des sanctions américaines [6]. La Russie a construit le gazoduc « Force de la Sibérie » pour exporter son gaz vers la Chine, mais en 2020 la Chine a drastiquement diminué ses commandes en faveur du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et du Kazakhstan, en partie pour des raisons géopolitiques, même si le gaz de ces pays est plus cher [7] . Une autre raison de cette diminution est le caractère problématique des livraisons russes. Le principal gisement en Sibérie Orientale, qui devait alimenter « Force de la Sibérie » (Chayanda field), a été mal exploré et incorrectement exploité, les données étant falsifiées par une filiale de Gazprom, rendant inexploitable une partie des puits qui y sont installés. En clair, la Russie n’a pas assez de gaz à fournir à la Chine, après avoir dépensé des sommes colossales pour la construction accélérée de ce gazoduc [8]. Pour survivre, Gazprom augmente les prix du marché intérieur, ce qui provoque un mécontentement croissant de la part des consommateurs russes, tout en faisant du dumping en Europe : sur chaque 1000 m³, vendu en Europe, le monopoliste russe perd 18 dollars, et même à ce prix bradé, les achats diminuent [9]. Même le gazoduc Nord Stream 2, dont la construction patine à cause des sanctions américaines, risque de se retrouver, une fois terminé, à moitié vide à cause de la directive gazière européenne (2019/692) qui prévoit notamment que Gazprom ne peut être l’unique exploitant du gazoduc, alors qu’aucune autre société ne peut y avoir accès [10] .

Comme un malheur ne vient jamais seul, la chute de la rente pétrolière et gazière est particulièrement néfaste pour les finances russes à l’heure du COVID-19. Le gouvernement russe a été parcimonieux vis-à-vis de sa population. Peu d’aides gouvernementales aux PME (juste une facilitation de prêts), moins encore aux particuliers ; report des taxes uniquement pour les secteurs de l’aviation et du tourisme ; aides modestes uniquement aux familles ayant des enfants âgés entre 3 et 7 ans. A part une très courte période de confinement au printemps dernier, le gouvernement laissa ouverts les commerces, les restaurants, les salles de sport et les lieux culturels, au détriment de la santé publique. En fait, seules les grandes entreprises et celles qui remplissent des commandes d’Etat ont été soutenues financièrement, soit des entreprises appartenant à l’Etat et aux oligarques. En cette année 2020, les revenus réels de la population russe ont chuté pour la septième fois consécutive. Même s’il y eût pratiquement entre octobre et décembre 2020 trois fois plus de nouveaux cas qu’au printemps, les autorités refusèrent d’annoncer un nouveau confinement pour ne pas compenser le manque d’activité. En 2020, la chute des revenus a été historique en atteignant 5%, d’autant plus qu’elle s’est superposée à de précédentes baisses [11]. Certes, la propagande officielle martèle que la Russie a mieux géré la crise liée au COVID-19 que la plupart des pays occidentaux. Selon les données officielles du 27 janvier 2021, la Russie a eu près de 3 775 000 cas répertoriés et plus de 71000 décès, ce qui, proportionnellement à sa population de 146 millions, est un taux honorable. Or, la réalité est tout autre. Car, entre avril et octobre 2020, la surmortalité en Russie fut impressionnante : 164 057 personnes de plus par rapport à la même période de 2019. Telle est la statistique officielle du Rosstat, le Service fédéral des statistiques, qui se base sur les certificats de décès dans tous les bureaux d’actes civils du pays et qui montre les dimensions véritables du fléau. Or cette statistique ne prend pas encore en compte les deux derniers mois de 2020, où aussi bien le nombre de cas enregistrés que la mortalité sont en hausse [12] . Le grand espoir de la population russe, c’est la vaccination. Mais, malgré le fait que la Russie fût la première à annoncer la création du vaccin anti-corona, Sputnik V, en août 2020, puis d’un autre vaccin, EpiVacCorona, en octobre 2020, ses usines pharmaceutiques n ‘ont pas été capables de produire une quantité importante de vaccins. Entre novembre 2020 et fin mars 2021, elles auront fourni seulement près de 9,5 millions de doses, alors que la Russie a besoin, à raison de deux injections par personne, de près de 300 millions de doses. D’où les tentatives frénétiques des autorités à placer des commandes à fabriquer le vaccin russe dans d’autres pays, comme l’Inde, le Brésil ou encore l’Ouzbékistan [13].

Une plongée dans la dépression en période d’épidémie a repoussé à l’arrière-plan le discours propagandiste du Kremlin et de ses médias. En effet, l’année 2020 aurait dû être une année grandiose, celle du 75e anniversaire de la Victoire de l’URSS sur le nazisme. A cette occasion, Vladimir Poutine a invité les dirigeants de la planète à assister au défilé militaire sur la place Rouge et, pour certains, à participer à la marche du Régiment Immortel, qui honore ceux qui ont combattu le nazisme sur les champs de bataille ou aidé à le vaincre par un travail dévoué [14]. Ces cérémonies devaient être l’apothéose de la Russie poutinienne - éternelle et invincible, fièrement porteuse du Bien et de la Vérité dans le monde entier. Mais là aussi, le coronavirus a contrecarré ces plans : le défilé eut lieu dans plusieurs villes, mais bien plus tard, le 24 juin et non le 9 mai, tandis que 30 régions ont carrément refusé de l’organiser chez elles. Quant à la marche du Régiment Immortel, elle a été uniquement virtuelle, alors que, en 2019, l’action avait mobilisé plus de dix millions de personnes. Il s’est avéré que cette amère réalité a fait battre en retraite les chimères d’un passé glorieux : face à la nécessité de survivre, les impératifs idéologiques ont soudainement perdu beaucoup de leur importance.

Il y a facteur supplémentaire qui « plombe » l’économie russe et, par conséquent, a un impact sur la population du pays : les sanctions internationales. Rappelons que la plupart des sanctions européennes et américaines ont été imposées à cause de l’annexion russe de la Crimée en 2014 et de la guerre du Donbass, déclenchée en 2014 également. Mais il y a eu d’autres sanctions : pour diverses violations des droits de l’Homme, pour des cyberattaques dirigées contre des institutions américaines et européennes, pour l’ingérence dans diverses élections, pour l’utilisation d’armes chimiques, pour le soutien du gouvernement de Venezuela et de Syrie, pour la vente d’armes à l’Iran, la Corée du Nord et la Syrie, pour l’empoisonnement des Skripal en Grande-Bretagne et celui de l’opposant russe Alexeï Navalny, en Russie [15]. Comme il y a parmi ces sanctions beaucoup de mesures prises à l’encontre des oligarques du premier cercle de Poutine, on peut supposer que certains d’entre eux sont irrités de se voir essuyer de lourdes pertes. Ainsi, en deux ans (2018-2020), le capital de Viktor Vekselberg a diminué de 27 %, celui d’Oleg Deripaska, de 65 %, celui de chacun des deux frères Rotenberg, Arkadi et Boris, de près de 30 %, etc. Des secteurs entiers, comme le secteur bancaire, celui de l’armement ou celui des hydrocarbures, ne peuvent plus se développer et sont dans l’impossibilité de mener à bien leurs projets.

Plus l’économie stagne, et plus la population s’appauvrit. Plus le cours du rouble baisse par rapport au dollar et à l’euro, et plus les industriels, y compris ceux qui sont proches de Poutine, sont mécontents, et plus la popularité de Vladimir Poutine baisse, elle aussi. Même des sondages effectués par des instituts à la fiabilité incertaine semblent confirmer cette tendance à la baisse. Selon FOM (Fondation Opinion Publique) [16], la confiance en Poutine s’élevait à 80 % en 2018 pour atteindre 57 % à la fin de 2020. Selon VTsIOM (Centre panrusse de l’étude de l’opinion publique [17]), il s’agissait de 80 % en 2018 et de 61-62 % fin 2020. Les données sont tout autres si l’on consulte le Centre Levada, le seul institut de sondage non-gouvernemental, qualifié d’« agent étranger » par le ministère de la Justice. Selon ce Centre, en automne 2020, la cote de confiance de Poutine était de l’ordre de 30-33%, alors qu’en novembre 2017, elle atteignait 59%. Quoi qu’il en soit, si la population a encore confiance en Poutine (on va bientôt savoir si les récentes révélations d’Alexeï Navalny [18] l’auront ébranlée davantage), elle est bien plus sceptique à l’égard de tout autre personnage de son administration, y compris son Premier ministre Michoustine, ou de son parti, Russie Unie. Selon le baromètre Edelman, la population russe a moins confiance en ses institutions qu’en celles des autres pays recensés : en 2019-2020, ce niveau atteint à peine 30 % [19].

2020 : changements institutionnels et législation répressive

Dans ce contexte difficile où la pauvreté s’accroît, où les grands projets de développement annoncés par Poutine tardent à être réalisés, où les succès sur la scène internationale sont fragilisés, où le discours patriotique sonne creux, où le monde des affaires pâtit du COVID et de sanctions, où la population a de moins en moins confiance dans le chef de l’Etat et vis-à-vis de ceux qui sont censés réellement le gouverner, comment ne pas ressentir une atmosphère de fin de règne ? Sans doute est-ce face à ces incertitudes que Vladimir Poutine a décidé de « bétonner » son pouvoir.

Présentons enfin les principaux changements dans l’ordre chronologique. Le 15 janvier 2020, prenant tout le monde par surprise, Vladimir Poutine propose au Parlement russe un nombre d’amendements constitutionnels qui visent à renforcer la souveraineté russe et le pouvoir central, comme la proposition de donner dans l’espace russe la priorité à la Constitution sur la législation internationale (ce qui veut dire que la Russie se réserve le droit de ne respecter aucune décision de la justice internationale) ou celles qui renforcent les prérogatives présidentielles ou l’interaction entre les organes d’Etat et les organes municipaux. Le même jour, le Premier ministre Dmitri Medvedev, fidèle de longue date de Poutine, démissionne, sous prétexte que les changements constitutionnels demandent un renouveau de l’exécutif. À ce jour, on ne sait pas quelle était la raison véritable de cette démission surprenante, mais selon certains experts, elle serait liée à un conflit entre divers clans dans l’entourage du président, voire avec un coup d’Etat en préparation [20]. Pendant que les analystes cherchent à comprendre ce qui se trame en coulisses, la Douma continue à travailler activement sur les amendements, ajoutant, aux initiatives présidentielles, un ensemble de mesures extrêmement conservatrices. Il va de soi qu’aucun de ces amendements ne pouvait être adopté sans l’aval présidentiel. Le pays laïc est désormais appelé à « garder la mémoire des ancêtres qui nous ont transmis des idéaux et la foi en Dieu » ; le peuple russe devient officiellement le « peuple-formateur de l’Etat » ; le mariage est défini comme « union entre homme et femme » et l’Etat est appelé à préserver « les valeurs familiales traditionnelles » ; est introduite la notion de « menaces intérieures » qui doivent être combattues par le Conseil de Sécurité, ce qui rappelle la tradition staliniste de voir partout des « ennemis du peuple ». Mais c’est l’amendement proposé par la première femme astronaute soviétique, Valentina Terechkova, qui a produit l’effet le plus explosif : puisque le pays va se doter d’une nouvelle Constitution, faisons un nouveau décompte des mandats présidentiels afin de permettre à Vladimir Poutine de se présenter encore pour deux mandats ! En clair, grâce à cet amendement, sorte de « remise à zéro » de l’historique présidentiel, Poutine pourra rester au pouvoir jusqu’en 2036, soit, au total, 37 années passées à la tête de l’Etat. Reporté en raison du COVID, le référendum sur les amendements constitutionnels a finalement eu lieu le 1 juillet 2020, mais la Constitution amendée était déjà en librairie depuis mi-juin : apparemment, l’approbation populaire ne faisait aucun doute. Comment pouvait-il en être autrement, si les amendements proposaient non seulement un Etat plus autoritaire, mais aussi des mesures sociales importantes, comme l’indexation des retraites et l’augmentation des allocations pour les enfants ?

Une fois la nouvelle Constitution adoptée, d’autres lois répressives furent rapidement proposées et votées, afin de mettre la législation en accord avec les possibilités que celle-ci offrait. Les ONG déclarées « agents étrangers » (soit toutes les ONG défendant les libertés fondamentales des citoyens) ont vu leurs possibilités d’action réduites. Des procédures bureaucratiques leur ont été imposées, rendant pratiquement impossible des activités publiques, d’autant plus que les ONG se voient privées de toutes subventions. Désormais, non seulement des ONG ou des médias peuvent être déclarés par le pouvoir « agents étrangers », mais des individus aussi bien. Il est devenu très dangereux et presque impossible d’organiser une action de protestation, même quand il s’agit d’une seule personne arborant une pancarte dans les mains. Lors des manifestations, il est interdit de bloquer la circulation et d’empêcher le passage des citoyens, sans s’exposer à des amendes, voire à de l’emprisonnement. Par ailleurs, la loi interdit aux opérateurs d’Internet de publier des informations sur la vie privée et les biens des collaborateurs du FSB, du ministère de l’Intérieur, etc., ce qui va rendre plus difficile toute enquête à leur encontre non diligentée par le pouvoir. D’autres lois renforcent l’autocensure sur Internet qui, en définitive, est très étroitement encadré et contrôlé par les autorités [21].

Poutine, va-t-il partir ?

Depuis un an au moins, des rumeurs insistantes circulent quant au départ imminent de Poutine, pour des raisons de santé. Celui qui véhicule le plus activement ces rumeurs est le politologue Valeri Soloveï qui a ses entrées au Kremlin. Soloveï attribue à Poutine la maladie de Parkinson et d’autres troubles incompatibles avec la vie publique. Plusieurs médias occidentaux ont d’ailleurs relayé avidement ces rumeurs. Cependant, à regarder Poutine à la télévision, on n’a pas l’impression de voir une personne souffrante : au contraire, pour ses 68 ans, il a plutôt bonne mine. Mais alors, pourquoi laisser à Soloveï la possibilité de diffuser des informations mensongères, quand le Kremlin et ses services ont toute latitude de le faire taire ? Dans un récent papier, j’ai déjà proposé une comparaison systématique entre Staline et Poutine [22]. Pour Poutine, le comportement de Staline est probablement un modèle, même s’il ne le reconnaît pas ouvertement. Or, Staline provoquait souvent des gens de son entourage pour vérifier qui lui était réellement dévoué. On peut supposer que les rumeurs sur la décrépitude de Poutine poursuivent un objectif similaire : découvrir et évincer ceux qui s’activent et rêvent d’un autre chef à cause des rumeurs sur son départ présumé. Bref, il pourrait s’agir d’une désinformation ayant pour objectif de « réveiller des bouledogues dormant sous le tapis [23] » à seule fin de mieux les évincer. C’est cette consolidation de « fidèles » à laquelle on a assisté en 2020 qui est derrière de nombreux remaniements gouvernementaux pour des postes-clés : comme le constate le journal influent Kommersant, ces remaniements confirment la suprématie des structures de force [24] sur les libéraux au sein du gouvernement. C’est aussi la tendance de ces dernières années que de promouvoir à des postes importants des enfants de fidèles de Poutine : ceux-là font partie de la « famille » qui ne trahira jamais [25].

Il faut se rendre à l’évidence : bien que le régime poutinien ait possiblement épuisé ses ressources, à l’étranger comme à l’intérieur du pays, nous n’avons pour l’instant aucune preuve tangible d’un prochain départ du président russe. Tant qu’il n’a pas complètement perdu tout soutien populaire, même si ce dernier a diminué, que les élites gouvernantes voient en lui une sorte de « parrain » qui sait ménager les intérêts des différents clans, et que les forces armées, les services spéciaux, la Garde nationale lui restent fidèles, il est improbable que Poutine quitte le pouvoir. Il n’a plus peur ni de l’isolement international ni des sanctions occidentales, quelles qu’en soient les conséquences pour son pays. L’histoire de l’empoisonnement de la figure la plus forte de l’opposition russe, Alexeï Navalny, et l’arrestation de ce dernier à son retour en Russie, ainsi que la répression féroce des manifestations en soutien à Navalny qui ont eu lieu dans tout le pays, le montrent clairement. Tout comme Nicolas Maduro, Kim Jong-Un, Ali Khamenei, Bashar al-Assad, Alexandre Loukachenko et quelques autres chefs d’Etat peu recommandables, Poutine s’accroche coûte que coûte au pouvoir suprême et continue de transformer son pays en une dictature, car il a trop à perdre, y compris sur le plan matériel. Selon Boris Nemtsov, ancien vice-Premier ministre sous Eltsine, passé en opposition sous Poutine et assassiné à Moscou en 2015, Poutine serait l’homme le plus riche du monde, même si sa fortune est certainement gérée par des prête-noms qui détiennent ses « porte-monnaie » [26]. Mais à la différence d’un Bill Gates ou d’un Jeff Bezos, Poutine ne peut jouir de cette « manne » que s’il est au pouvoir. Ce qui veut dire en clair que lui et le cercle de ses proches ne pourront être renversés que par une révolution populaire. Les manifestations en soutien à Navalny en seraient-elles le début ?

Galia Ackerman, 1er février 2021

Notes

[1Voir « L’armée privée pour le président : histoire de la mission la plus délicate d’Evgueni Prigojine » (en russe), https://thebell.io/41889-2

[2Voir par exemple l’analyse d’Andrei Kolesnikov, un expert du Centre Carnegie (Moscou), « Poutine se venge de Pachinian » (en russe), « Путин мстит Пашиняну ». Андрей Колесников — о гордиевом узле в Карабахе, подарках президенту, ступоре Кремля из-за конфликтов в бывшем СССР (tvrain.ru)

[3Acronyme russe désignant « l’Organisation du traité de sécurité collective » fondée en 2002, qui regroupe l’Arménie, le Belarus, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan.

[4Cf. Сколько сегодня в Украине зарегистрировано переселенцев с Донбасса и Крыма : Информация по регионам - 112 Украина

[5Cf. Турция объявила бойкот российской нефти | Капитал страны (kapital-rus.ru)

[6Cf. Это « вышка ». Китай начал отказываться от углеводородов « Роснефти » из-за санкций США (novayagazeta.ru)

[7Cf. Китай отказался от газа из России | Капитал страны (kapital-rus.ru)

[8Cf. « Газпром » теряет 1,5 триллиона рублей и рискует сорвать поставки газа в Китай на миллиарды долларов : Госэкономика : Экономика : Lenta.ru

[9Cf. Российский газ не нужен Европе. « Газпром » продает его себе в убыток | Капитал страны (kapital-rus.ru)

[10Cf. Le Tribunal de l’UE déclare irrecevables les recours introduits par Nord Stream AG et Nord Stream 2 AG contre la directive 2019/692 qui étend certaines règles du marché intérieur du gaz naturel aux gazoducs en provenance de pays tiers (europa.eu)

[11Cf. 1. Впервые упали даже номинальные доходы населения / Экономика / Независимая газета (ng.ru) ; Эксперт : Россияне потеряют 5% реальных доходов — Новости экономики, Новости России — EADaily

[12Cf. Росстат опубликовал новые данные о смертности. Вот что мы из них узнали Вторая волна точно тяжелее первой, а к концу 2020 года ковидом переболеет четверть россиян — Meduza

[13Cf. Российская вакцина от COVID столкнулась с производственной проблемой — Рамблер/новости (rambler.ru)

[14Pour le phénomène du Régiment Immortel, voir mon livre Le Régiment Immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle, 2019.

[15Cf. Семь лет санкций против России. Главное : : Политика : : РБК (rbc.ru)

[16L’Administration présidentielle est le principal client de cette Fondation.

[17Celui-ci est une propriété intégrale de l’Etat russe.

[18Son film consacré au somptueux palais de Poutine, bâti par des oligarques qui doivent à Poutine leurs immenses richesses, a été vu, au 27 janvier 2021, 97 millions de fois sur Youtube. Selon Navalny, il s’agirait du plus grand pot-de-vin de l’histoire moderne : le palais inachevé a déjà coûté plus d’un milliard de dollars. Cf. Дворец для Путина. История самой большой взятки - YouTube

[19Cf. BAROMÈTRE DE CONFIANCE EDELMAN 2020

[20Cf. par exemple Путин предотвратил госпереворот, отправив Медведева в отставку - Свободная Пресса (svpressa.ru)

[21Cf. par exemple Путин подписал серию репрессивных законов, принятых Госдумой в декабре. Что изменится ? (znak.com)

[22Voir Galia Ackerman, « Dans les pas de Staline : comment Poutine réécrit l’histoire nationale », Ulenspiegel N°3, 2020

[23Référence à la célèbre phrase de Winston Churchil, cf. Quote by Winston S. Churchill : “Kremlin political intrigues are comparable to a...” (goodreads.com)

[24C’est ainsi qu’on nomme en Russie l’ensemble des forces armées et des services secrets.

[25Наследные принципы. Как российская элита передает страну в руки своих детей (novayagazeta.ru)

[26Cf. par exemple, Vladimir Poutine est-il l’homme le plus riche du monde ? - BoursoraMag

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