GEOPOWEB

GUERRE ÉCONOMIQUE : NOUS DEVONS CHANGER DE GRILLE DE LECTURE ! Nicolas MOINET

mardi 14 mars 2023 Nicolas MOINET

Nicolas Moinet occupe une place particulière dans le domaine des questions stratégiques. Spécialiste de l’intelligence économique (I.E), il a participé au Rapport Martre (1), l’un des actes fondateurs de l’I.E en France. Dans cet article il nous propose - avec des « exemples douloureux » - de construire au-delà des effets de communication, une nouvelle grille de lecture stratégique nécessairement systémique et non linéaire (à découvrir ci-dessous). Il ne sert à rien en effet de déplorer la perte d’entreprises, lorsque les autres pays construisent leur sécurité nationale y compris par la prédation. La guerre économique est une continuation de la politique ou de la guerre par d’autres moyens.
Face au vide stratégique que connaît la France depuis de nombreuses années, les nouvelles conflictualités (guerres hybrides, actions subversives, dépendance technologique...) appellent un sursaut pour assurer une souveraineté raisonnée dans un cadre européen ouvert.

(1) « Intelligence économique et stratégie des entreprises », Commissariat Général du Plan, 1994. L’auteur est Professeur des Universités à l’IAE de Poitiers, enseignant à l’École de Guerre Économique (EGE) et à l’ILERI Paris. Il est chercheur au Centre de Recherche en Gestion (CEREGE), chercheur associé à l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM) ainsi qu’au CR 451 de l’EGE. On pourra lire entre autres sur le site : https://geopoweb.fr/?LE-DEFI-DE-L-INTELLIGENCE-ECONOMIQUE-par-N-Moinet

GUERRE ÉCONOMIQUE : NOUS DEVONS CHANGER DE GRILLE DE LECTURE !

Notre navire français, mais aussi européen, est victime de nombreuses voies d’eau. Touché mais pas encore coulé par de nombreuses torpilles tirées dans les eaux troubles de la guerre économique. Mais jusqu’à quand serons-nous en mesure d’écoper ? Car les ennemis ne manquent pas. Mais le pire d’entre eux est souvent celui qui se reflète dans son miroir... Car lorsque les affaires se suivent et se ressemblent, il faut se rendre à l’évidence : nous n’avons pas la grille de lecture stratégique adéquate. Ce qui entraîne un mélange de naïveté et de myopie teintée souvent de fausse prudence et parfois de vraies compromissions.

Au début des années 2000, la prise de contrôle du leader mondial de la carte à puce, le français Gemplus, par un fonds d’investissement américain guidé par la sécurité nationale de son pays [1], avait marqué les esprits et le rapport du Député Bernard Carayon au Premier ministre [2] mettra en exergue les défaillances de l’Etat « stratège » dans cette affaire [3]. Une contre-offensive s’organisera, sous la houlette du Haut Responsable à l’Intelligence Économique Alain Juillet, grâce à Sagem, Dassault puis finalement Thalès qui récupèrera, quinze ans plus tard, ce qui était devenu entre temps Gemalto. Mais à quel prix et pour quelles pertes ? Plus récemment, le rachat d’Alstom Power par General Electric démontra, une fois encore, l’agressivité du rouleau compresseur de l’Empire. En usant de l’extra-territorialité du droit américain et en emprisonnant des cadres d’Alstom pour corruption afin de faire pression sur la négociation, les Etats-Unis récupérèrent l’un des maillons de notre chaîne nucléaire [4]. Pauvre De Gaulle ! Cette extension du domaine de la prédation [5] marqua les esprits et la France finira par racheter huit ans plus tard le joyau qu’elle avait dû vendre dans une guerre fantôme subie [6]. Mais à quel prix et pour quelles pertes ? Depuis, d’autres pépites changèrent de pavillon et si les Etats-Unis sont notre premier prédateur, ils ne sont pas les seuls. Chinois, allemands ou britanniques ne sont pas en reste. Mais peut-on les blâmer ? Dans les domaines stratégiques de l’énergie, de l’aéronautique, du spatial ou de l’armement, les coups pleuvent de toute part. Doit-on pour autant montrer du doigt ces acteurs qui agissent au nom de l’intérêt stratégique de leur pays ? Ne faudrait-il pas plutôt analyser les raisons des défaites de celui qui subit ?

Pour cela, appuyons-nous sur la grille de lecture proposée par l’actuel Chef d’État-Major des Armées [7]. Loin de se voir restreinte aux conflits armés, elle englobe la défense et la sécurité nationale et c’est bien de cela qu’il s’agit avant tout quand nous parlons de guerre économique. Car non seulement cette dernière est une forme de conflictualité mais, de plus, elle ne peut être dissociée des autres formes. Alors, quelle est cette nouvelle grille de lecture et comment la transposer et l’enrichir ? Tout d’abord, il s’agit d’oublier une vision séquentielle qui a fait son temps, celle du temps de paix - temps de crise - temps de guerre. Un continuum qui allait comme un gant à notre pays où le cloisonnement est devenu un art de vivre… ou plutôt de survivre. Pas de chance : cette grille de lecture n’est plus en phase avec le réel. Pour s’en convaincre, lisons tous ces ouvrages – non traduits en France pour la plupart – qui nous donnent des clés pour comprendre le nouveau paradigme stratégique. Citons : La guerre hors limites des militaires chinois Qiao Liang & Wang Xiangsui ; Strategic Supremacy de l’américain Richard d’Aveni ; The Weaponization of everything du britannique Mark Galeotti ; sans oublier Chip War : The Fight for the World’s Most Critical Technology de Chris Miller qui a reçu le prix 2022 du Financial Times. Une liste loin d’être exhaustive bien sûr.

A l’ancienne vision séquentielle de la conflictualité (le continuum paix-crise-guerre) doit désormais succéder un schéma systémique composé de trois états : compétition, contestation, affrontement [8]. Systémique car le tout est supérieur à la somme des parties. Systémique car les relations entre ces trois états sont essentielles. Systémique car chaque élément nourrit les autres. Et il n’y a évidemment pas d’ordre même si la linéarité du verbe et de l’écrit implique nécessairement de les ordonner.

Commençons d’ailleurs par le troisième état de la liste, évidemment le plus redouté : l’affrontement. « Être victorieux dans tous les combats n’est pas le fin du fin ; soumettre l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin » disait déjà le stratège Sun Tzu au VIème siècle avant notre ère. En effet, l’affrontement est limité dans le temps car il apporte une réponse cinétique extrême à un litige grave. La division se fait suivant la dualité amis/ennemis. L’affrontement donne un vainqueur à la bataille. Mais à quel prix ? Et est-il vraiment sûr d’avoir gagné la guerre ? Dans le champ économique, c’est encore plus évident en raison des interdépendances commerciales, des marchés financiers ou des chaines logistiques. La guerre en Ukraine le démontre particulièrement dans le secteur de l’énergie. Les états de compétition et de contestation, tout en mettant en œuvre des stratégies offensives comme la prédation ou la déstabilisation, tenteront néanmoins d’éviter l’escalade jusqu’à l’affrontement.

La contestation justement est le domaine des guerres hybrides. Cet état est celui des actes indirects et souterrains. L’adversaire est un interlocuteur dont on ne cherche pas la destruction mais la dislocation à courte ou moyenne échéance. Il s’agit donc de créer des dépendances ou de les renforcer. Dès lors, on assiste à un fort accroissement des attaques informationnelles. La stratégie de la Russie vis-à-vis de la France en Afrique en est une illustration. Parmi les stratégies indirectes, citons, par exemple, l’action de la fondation « contre les répressions en Occident » qui cible, en France, des victimes de violences policières et médiatise leurs cas [9]. Une fondation financée par l’oligarque russe Evgueni Prigogine (un très proche de Vladimir Poutine) qui dirige le groupe paramilitaire Wagner présent au Mali et au Burkina Faso. Un coup de Billard à trois bandes : se servir d’affaires intérieures en cours de jugement pour ternir l’image de la France dans les pays d’où sont issus certaines victimes, pays où la Russie prend pied au même moment par l’entremise de Wagner, entreprise « privée » qui se rétribue en récupérant des concessions minières. D’autres actions subversives sont menées comme la manipulation du charnier du camp de Gossi au Mali consistant à incriminer l’armée française dans une mise en scène macabre… qui sera filmée par un drone français, permettant ainsi de faire échouer la manoeuvre. Si le grossier montage a ainsi pu être démontrée, rien ne dit néanmoins que l’opération de désinformation n’ait pas eu tout de même quelque effet sur les populations locales. Car dans la guerre de l’information, prime revient toujours à l’attaquant. Calomniez, calomniez…

Troisième état, le plus « Soft » dans l’échelle de la conflictualité : la compétition. A la fois indirecte et couverte, elle ne consiste ni à détruire la cible ni à provoquer sa dislocation, mais à la modéliser. Ses outils sont l’ingénierie sociale et cognitive. La cible n’est ni vaincue ni contrainte, mais des grilles de lecture ou des critères de légitimité étrangers lui sont insensiblement inoculés. Cette compétition n’est donc pas synonyme de simple concurrence mais entre bien dans le champ de la guerre économique systémique que Christian Harbulot définit comme « un mode de domination qui évite de recourir à l’usage de la puissance militaire pour imposer une suprématie durable. Il ne s’agit plus de soumettre l’autre par la force mais de le rendre dépendant par ta technologie ». De ce point de vue, la politique d’influence des Etats-Unis peut être élevé au rang de modèle [10] [11]. Les Chinois l’ont d’ailleurs bien compris qui n’ont pas laissé les GAFAM les encercler cognitivement et ont développé leurs BATHX. L’Union Européenne aura, de ce point de vue, fait preuve d’une naïveté confondante face à des manœuvres d’encerclement remarquables. L’une des dernières en date l’a conduit a voter l’interdiction des véhicules thermiques en 2035, ouvrant ainsi la voie au rouleur compresseur industriel chinois. Remarquable manœuvre d’encerclement sur fond de transition énergétique [12]. Quant à la France, elle a longtemps fait preuve d’une naïveté coupable faute de grille de lecture stratégique approprié. Or, comprendre les soubassements de cette compétition lui aurait, par exemple, permis de décrypter la stratégie de certains acteurs politiques et économiques allemands pour saboter le nucléaire français via, par exemple, le financement d’ONG ou d’associations anti-nucléaire [13] . On ne peut que se désoler qu’un tel vide stratégique ait longtemps prévalu [14]. Mais il n’est jamais trop tard pour notre pays de redresser la barre, tirer des bords et revenir dans la course [15]. Touché mais pas coulé.

Nicolas Moinet, le 14 mars 2023

Notes

[1file :///Users/nmoinet/Downloads/Les-batailles-secretes-de-la-scienc-e-et-de-la-technologie-N-Moinet-1.pdf

[7Compte rendu de la Commission de la défense nationale et des forces armées. Audition du Général d’armée Thierry Burkhard, séance du 23 juin 2021.

[8Nous développons cette grille de lecture avec Raphaël Chauvancy dans « Compétition, contestation, affrontement : Quel ennemi ? » in Christian Harbulot, Lucie Laurent, Nicolas Moinet (dir.), Guerre économique : Qui est l’ennemi ?, Nouveau Monde Éditions, 2022, pp. 4-17.

[9Benoit Viktine, « Une officine d’influence russe s’intéresse aux violences policières en France », Le Monde, 14/09/21.

[10Christian Harbulot, « La guerre économique systémique » in Les cahiers de la guerre économique, n°1, EGE Éditions, 2020.

[12Nicolas Moinet, Les sentiers de la guerre économique. 2. « Soft Powers », VA Éditions, 2020.

[13Lire à ce sujet la remarquable analyse très documentée de Margot de Kerpoisson, « Quand l’Allemagne sabote le nucléaire français » in Christian Harbulot, Lucie Laurent, Nicolas Moinet (dir.), Guerre économique : Qui est l’ennemi ?, Nouveau Monde Éditions, 2022, pp. 46-52.

[14Philippe Baumard, Le vide stratégique, CNRS Éditions, 2012.

Répondre à cet article