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DU DROIT DE LA GUERRE DANS LE CONFLIT ARMÉ RUSSO-UKRAINIEN. David CUMIN

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SIX MOIS AVANT LES ELECTIONS EUROPEENNES, L’ALLEMAGNE ET LA FRANCE DOIVENT FORGER LE DISCOURS D’UNE EUROPE PLUS GEOPOLITIQUE. Jeanette Süß

ENTRETIEN AVEC HAMIT BOZARSLAN. DE L’ANTI-DÉMOCRATIE À LA GUERRE EN UKRAINE

EN EUROPE COMME À L’INTERNATIONAL, UN PARCOURS SEMÉ D’EMBÛCHES POUR LE DUO FRANCO-ALLEMAND. Marie KRPATA

ENTRETIEN EXCLUSIF - LE MULTILATERALISME AU PRISME DE NATIONS DESUNIES. Julian FERNANDEZ

L’AFRIQUE ET LA CHINE : UNE ASYMÉTRIE SINO-CENTRÉE ? Thierry PAIRAULT

L’INDO-PACIFIQUE : UN CONCEPT FORT DISCUTABLE ! Thierry GARCIN

L’ALLIANCE CHIP4 EST-ELLE NÉE OBSOLÈTE ? Yohan BRIANT

INVESTISSEMENTS DIRECTS A L’ÉTRANGER - D’UNE STRATÉGIE DE FIRMES À UNE STRATÉGIE GÉOPOLITIQUE (2ème partie). Laurent Izard

INVESTISSEMENTS DIRECTS A L’ÉTRANGER - D’UNE STRATÉGIE DE FIRMES À UNE STRATÉGIE GÉOPOLITIQUE. Laurent IZARD

BRETTON WOODS ET LE SOMMET DU MONDE. Jean-Marc Siroën

LES ENJEUX DE SÉCURITE DE L’INDE EN ASIE DU SUD. Olivier DA LAGE

LA CULTURE COMME ENJEU SÉCURITAIRE. Barthélémy COURMONT

QUELLES POSSIBILITÉS D’ÉVOLUTION POUR LES PETITS ETATS EN RELATIONS INTERNATIONALES ? LE CAS DU QATAR. Par Lama FAKIH

LES ENJEUX STRATÉGIQUES DES CÂBLES SOUS-MARINS DE FIBRE OPTIQUE DANS L’ARCTIQUE. Par Michael DELAUNAY

L’ARCTIQUE ET LA GUERRE D’UKRAINE. Par Thierry GARCIN

LA REVANCHE DE LA (GEO)POLITIQUE SUR L’ECONOMIQUE

UKRAINE. CRISE, RETOUR HISTORIQUE ET SOLUTION ACTUELLE : « LA NEUTRALISATION ». Par David CUMIN

VLADIMIR POUTINE : LA FIN D’UN RÈGNE ? Par Galia ACKERMAN

« LA RUSE ET LA FORCE AU CŒUR DES RELATIONS INTERNATIONALES CONTEMPORAINES »

L’INTER-SOCIALITE AU COEUR DES DYNAMIQUES ACTUELLES DES RELATIONS INTERNATIONALES

LES MIRAGES SÉCURITAIRES. Par Bertrand BADIE

LE TERRITOIRE EN MAJESTÉ. Par Thierry GARCIN

UNION EUROPÉENNE : UNE SOLIDARITÉ TOURNÉE VERS UN PROJET DE PUISSANCE ? Par Joséphine STARON

LES TALIBANS DANS LA STRATÉGIE DIPLOMATIQUE DE LA CHINE. Par Yohan BRIANT

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LA RIVALITÉ CHINE/ÉTATS-UNIS SE JOUE ÉGALEMENT DANS LE SECTEUR DE LA HIGH TECH. Par Estelle PRIN

🔎 LES « MÉTAUX RARES » N’EXISTENT PAS... Par Didier JULIENNE

🔎 L’ARCTIQUE DANS LE SYSTÈME INTERNATIONAL. Par Thierry GARCIN

LES PARAMÈTRES DE LA STRATÉGIE DE DÉFENSE DE L’IRAN. Par Tewfik HAMEL

🔎 LES NOUVELLES GUERRES SYSTEMIQUES NON MILITAIRES. Par Raphaël CHAUVANCY

L’INTERNATIONALISME MÉDICAL CUBAIN AU-DELÀ DE L’ACTION HUMANITAIRE. Par G. B. KAMGUEM

LE SECTEUR BANCAIRE, AU CŒUR DU MODELE ECONOMIQUE CHINOIS, SEVEREMENT REPRIS EN MAIN. Par Jean François DUFOUR

UNE EUROPE TRIPLEMENT ORPHELINE

LA DETTE CHINOISE DE DJIBOUTI. Par THIERRY PAIRAULT

U.E - LES DOSSIERS : GAIA-X, 5 G, FONDS EUROPEEN DE DEFENSE, DEEP TECH, CONTROLE DES INVESTISSEMENTS SENSIBLES, POLITIQUES DE SOUVERAINETE...

CONSEIL DE SECURITE - L’AFRIQUE EST-ELLE PRÊTE POUR PLUS DE RESPONSABILITÉ ?

BERTRAND BADIE : « LE MULTILATERALISME EST BLOQUE PAR LES ETATS ET LE NEO-NATIONALISME MAIS FONCTIONNELLEMENT INEVITABLE… »

COMMENT LA CHINE SE PREPARE POUR FAIRE FACE AU DEUXIEME CHOC ECONOMIQUE POST-COVID. Par J.F. DUFOUR

GUERRE ECONOMIQUE. ELEMENTS DE PRISE DE CONSCIENCE D’UNE PENSEE AUTONOME. Par Christian HARBULOT

LA CRISE DU COVID-19, UN REVELATEUR DE LA NATURE PROFONDE DE L’UNION EUROPEENNE. Par Michel FAUQUIER

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L’Europe commence à réagir à l’EXTRATERRITORIALITE du droit américain. Enfin ! Par Stephane LAUER

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L’EUROPE FACE AUX DEFIS DE LA MONDIALISATION (Conférence B. Badie)

De la COMPETITION ECONOMIQUE à la GUERRE FROIDE TECHNOLOGIQUE

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LES THEORIES DES RELATIONS INTERNATIONALES AUJOURD’HUI. Par D. Battistella

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MONDIALISATION HEUREUSE, FROIDE et JEU DE MASQUES...

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ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC EMMANUEL LINCOT sur la Chine et l’Asie centrale. « LE TRÈS GRAND JEU »

Le Très Grand Jeu. Pékin face à l’Asie centrale

vendredi 24 novembre 2023 Emmanuel LINCOT

Dans son dernier ouvrage, Emmanuel Lincot (1) nous propose un parcours en Asie Centrale en « déseuropéanisant l’approche ». Le Très Grand Jeu. Pékin face à l’Asie centrale [1] est d’une grande clarté analytique. Il est à noter l’organisation peu classique de l’ouvrage, qui offre une lecture souvent décalée à partir de différentes entrées : Imaginaires, Mythologies politiques et Patrimoine, le point de vue de Multiples Capitales et Acteurs (à l’intérieur et l’extérieur de la zone étudiée), Amis/Ennemis etc... On notera en particulier la redécouverte par l’U.E de cet espace longtemps fermé par le soviétisme (« Nouvelle stratégie pour l’Asie Centrale » juin 2019 »).
L’auteur propose une analyse multifactorielle des interactions entre les différents acteurs d’une région, qui s’étend du Caucase à la Mongolie. La Chine en particulier est au cœur de cette recomposition. L’Asie centrale est un territoire immense, un lieu de croisement d’influences fortes et multiples (Russie, Turquie, Iran, Chine…), de cultures et de systèmes de valeurs différentes, d’idéologies. Pour la Russie, « son étranger proche », pour la Chine une opportunité d’élargir son aire d’influence, une manière de sortir de sa logique terrienne « étroite », combinée avec l’ouverture maritime espérée…
Il y a une vraie difficulté pour un occidental non averti de comprendre le potentiel de violence et d’instabilité de la région, ainsi que ces croisements d’influence (cf carte en fin du document). En un sens certain, Emmanuel Lincot réintroduit dans nos lectures du monde, la place essentielle d’un « espace oublié » dans les décennies précédentes. Il confronte son ouverture en cours aux différents enjeux contemporains.

L’auteur nous indiquera si ce Très Grand Jeu se traduit dans l’idée d’un rattrapage forcené et d’influence régionale de la Chine, pour un changement de paradigme majeur des relations internationales. Un ouvrage ambitieux et stimulant qui combine les lectures historique, économique, géopolitique et peut-être avant tout culturelles.

(1) Historien, spécialiste de la Chine contemporaine, Emmanuel Lincot est professeur à l’Institut catholique de Paris, sinologue, chercheur associé à l’IRIS où il dirige la revue Asia Focus.

GPW - Bonjour Monsieur Lincot et merci pour cet entretien. Nous commençons par parler de la Chine en tant que puissance structurante. Pourquoi la qualifier-vous de « puissance déconcertante » ?

Emmanuel Lincot  : elle l’est parce que communiste nous avons tendance à en faire l’héritière de l’URSS alors qu’elle ne se borne pas en être le simple avatar. Et la conversion partielle de ses dirigeants au capitalisme comme le lancement initial de la Belt and Road Initiative par Xi Jinping en 2013 dans le contexte d’une économie mondiale encore ouverte à l’époque et ce, en adhérant au libre-échange confèrent à la puissance chinoise un statut hors norme. Et c’est en cela qu’elle suscite des craintes d’abord en Occident tandis que dans ce Sud Global comme l’Asie centrale, la Chine répond à des besoins très réels en matière d’infrastructures. Déconcertante la Chine l’est aussi car elle crée une alternative par rapport à la Russie et c’est aussi vrai dans d’autres régions du monde où elle intervient comme médiatrice là même où l’Occident ne l’attendait pas. Au Moyen Orient dans le conflit yéménite opposant Riyad à Téhéran ou dans la crise palestinienne. D’aucuns y verront une forme d’opportunisme. On peut y voir une alternative chinoise à l’Occident et qui enregistre, il faut bien l’admettre, un certain nombre de succès.

GPW - En utilisant la métaphore de la Grande Muraille, vous inscrivez la notion de culture dans celle de stratégie, difficilement compréhensible pour les Occidentaux. Un élément essentiel en est-il constitué par le « sharp power » ?

Emmanuel Lincot : les notions de culture, de « sécurité culturelle » (wenhua anquan) sont essentielles à la survie du régime. Lorsque Deng Xiaoping décide d’ouvrir le pays à l’économie de marché, il exhorte également ses concitoyens à reconstruire la Grande Muraille. Au-delà du slogan, il s’agissait pour le régime, ébranlé par les années maoïstes, de renouer avec les fondamentaux de la culture chinoise pour se prémunir de toute forme de contagion en provenance de l’Occident comme la démocratie et les droits de l’Homme. Paradoxe s’il en est alors que la culture ancienne durant les années de la Révolution culturelle avait été mise à l’index par ce même régime mais il s’agissait ainsi pour le Parti Communiste d’établir un continuum historique entre la Chine impériale et les spécificités autoritaires du régime. En cela, la Russie de Poutine suivra plus de deux décennies plus tard une trajectoire sociopolitique parallèle à celle de la Chine et mobilisera autant la culture que le fait la Chine comme moyen de s’opposer à l’Occident sur le mode non pas d’un Soft Power mais bien d’un Sharp Power, en effet.

GPW - Quel est précisément aujourd’hui le récit chinois ? Comment la Chine construit-elle l’occidentalisme ? L’Eurasisme est-il un anti-occidentalisme ? Quels en sont les outils institutionnels ?

Emmanuel Lincot  : précisons que l’occidentalisme est un faux ami. Dans son acception première il peut désigner une empathie pour l’Occident. Mais dans l’acception que lui donnent les idéologues chinois, il s’agit avant tout de s’opposer à l’Occident afin de promouvoir une modernité qui ne serait pas occidentale. En cela, et sur le plan idéologique, l’occidentalisme est une construction qui dans l’histoire des idéologies et comme l’a démontré le sinologue Ian Buruma dans L’Occidentalisme. Une brève histoire de la guerre contre l’Occident a tout d’abord mobilisé des intellectuels japonais de l’ère Meiji puis ceux issus d’autres horizons aussi variés que les mondes indien, iranien, chinois ou arabe. En cela, l’Eurasisme est un occidentalisme vous avez raison mais protéiforme car il peut avoir également des inclinations parfois opposées. Je m’explique : l’Eurasisme turcique d’un Lev Goumilev peut être différent de celui défendu aujourd’hui par le Russe Alexandre Douguine. Côté chinois, la critique de l’Occident est un phénomène discursif récurrent qui est répété aux sommets des BRICS et de l’Organisation de Coopération de Shanghai ou par les relais que sont les Instituts Confucius.

GPW - L’immensité de l’espace à conquérir permet-elle de rejoindre le mythe bien connu d’une autre culture, celui de « la frontière » ?

Emmanuel Lincot : vous faites allusion au mythe de la frontière dans l’histoire des Etats-Unis et de la conquête du grand Ouest comme l’est celle de la province du Xinjiang qui signifie littéralement en chinois la « Nouvelle frontière », et qui confère à cette partie occidentale de la Chine un statut de front pionnier qu’il s’agit pour la majorité Han de coloniser aux dépens de la minorité ethnique turcophone et musulmane que sont les Ouïghours. Le Xinjiang, rappelons-le constitue l’axe pivot des intérêts stratégiques chinois en ce que cette province donne accès à l’Asie centrale ex-soviétique d’une part et au subcontinent indien de l’autre. En même temps cette frontière est sans limite fondamentalement car le moment Xi Jinping aura été pour la Chine comme la Russie la redécouverte d’une culture impériale. Or, la différence entre un Etat-Nation et un Empire est qu’un Empire n’a précisément pas de frontières. Et la Chine le rappelle chaque jour à ses voisins.

GPW - Les thèmes de la sécurisation et de l’humiliation ne sont-ils pas instrumentalisés par le pouvoir chinois ?

Emmanuel Lincot : le régime chinois est hypermnésique s’agissant des guerres de l’Opium et des humiliations passées ce qui lui permet de passer sous silence les crimes commis durant les années Mao et au-delà et pour lesquels le Parti ne s’est jamais excusé. Instrumentalisation de la mémoire donc dans une optique nationaliste et sécuritaire reposant sur une vision schmittienne des relations internationales entre un « Eux » (les Occidents et les Japonais) et un « Nous » de plus en plus tranché et qui assigne à chaque citoyen chinois un devoir patriotique d’adhérer au narratif national.

GPW - Quels sont les principaux arcs de conflits dans cette région centrale ? pour lequel vous évoquez « une impétuosité de la violence » ?

Emmanuel Lincot : les zones de montagnes, celles que l’anthropologue James C. Scott dans Zomia ou l’art de ne pas être gouverné a identifié comme l’Afghanistan et toutes les régions traversées par les Pamir (Tadjikistan, Kirghizistan…) permettant aux plus radicalisés des djihadistes de porter le fer contre les pouvoirs régaliens. Mais se superposent également des violences plus anciennes sous un rapport dominant / dominé qui nous rappellent qu’une partie de cette violence est héritée des conquêtes coloniales russes, britanniques et chinoises et que l’Asie centrale est un champ de forces opposant des interprétations divergentes de l’Islam entre des réformateurs et des conservateurs qui se sont toujours combattus. L’Asie centrale est une terre de contrastes où la violence faite aux femmes en Afghanistan par exemple aujourd’hui est aux antipodes de la condition féminine telle qu’elle peut s’apprécier dans de grandes capitales comme Tachkent ou Astana. Bref, la violence y est aussi bien physique que symbolique.

GPW - On présente souvent la Chine comme une puissance montante irrésistible. Et pourtant, quels en sont ses points de faiblesse, en particulier les dangers pour le pays des Nouvelles Routes de la Soie ? Vous évoquez entre autres les principes liés à la principauté Qin.

Emmanuel Lincot  : Qin, rappelons-le à nos lecteurs est le nom de la première dynastie impériale qui pour conquérir son voisin du Sud (le Sichuan) a ceinturé des bassins de ressources qu’il lui semblait stratégiquement intéressant d’exploiter et pour ce faire, Qin a aménagé des routes. « Yi dai Yi lu » (One Belt One Road) est précisément l’une des appellations données à la Belt and Road Initiative et qui, sur le temps long, semble renouer avec une stratégie séculaire. Pour les pays avec lesquels la Chine a contracté des projets d’investissements dans le domaine des infrastructures il existe un risque de surendettement et en retour, la Chine peut être elle-même attirée dans le piège pour être confrontée un jour à des pays qui ne sont plus solvables. Rappelons enfin que le projet des Nouvelles Routes de la soie n’est pas que de nature économique. Il est aussi stratégique et sa finalité militaire ne fait aucun doute avec l’ouverture d’une base comme Djibouti qui préfigure l’inauguration d’autres bases dans l’avenir.

GPW - En quoi l’Ouzbékistan et le Xinjiang constituent-t-ils des axes pivots ?

Emmanuel Lincot : pour le Xinjiang, nous l’avons dit plus haut. Pour l’Ouzbékistan, il s’agit pour la Chine avant tout d’un laboratoire expérimental. Elle y a inauguré son premier Institut Confucius en 2004 à Samarkand. On dénombre aujourd’hui plus de 500 Instituts Confucius à présent dans le monde. Elle a par ailleurs cocréé à Tachkent le bureau du renseignement de l’Organisation de Coopération de Shanghai ; lequel peut livrer tous les renseignements en vue d’identifier une personne recherchée soupçonnée de terrorisme ou de dissidence. Enfin, l’Ouzbékistan constitue la clé de voûte de tout le dispositif sécuritaire en Asie centrale. Songez que le pipe-line reliant le Turkménistan à la Chine depuis 2009 transite par son territoire.

GPW - Quel type de partenariat stratégique la Chine peut-elle envisager avec la Russie, en raison même de la persistance de l’influence russe et du poids de son imaginaire pour cette région ?

Emmanuel Lincot : ce partenariat existe depuis longtemps et n’a cessé de se renforcer dans le domaine de la vente d’armes comme celui de la coopération en matière de lutte contre le terrorisme et les narcotrafics. La guerre en Ukraine a provoqué un éloignement relatif des pays de la région vis-à-vis de Moscou - éloignement qui devrait se confirmer au profit de la Chine - sans pour autant renoncer au maintien de ses bases militaires au Kirghizistan et au Tadjikistan. Le ressenti vis-à-vis de la Russie est complexe. Considérée comme une puissance protectrice par une majorité de l’opinion kirghize, elle subit en revanche une détestation d’une partie de la population ouzbèke ; laquelle est également très critique à l’encontre de la Chin e du fait même de la répression menée par Pékin contre les Ouïghours, ce peuple frère.

GPW - Quelles sont les réactions de la Russie face au projet ambitieux de l’OBOR chinois ?

Emmanuel Lincot : la création de l’Union Economique Eurasiatique en 2015 dont on a dit qu’il s’agissait d’une pâle renaissance du COMECON et qui, de fait n’a pas les moyens financiers de la Chine d’une part et le North South International Transport Corridor qui relie via l’Iran la Russie à l’Inde, son partenaire historique. Puissance fragile (le PIB de la Russie équivaut à celui de l’Espagne…), la Russie ne fait pas le poids face à la Chine sur le plan financier non plus que dans le domaine de la très haute technologie.

GPW - Je vous cite « Le tableau général de ce livre est celui d’une désoccidentalisation générale des relations internationales en plus d’une réfutation à la fois de la thèse de Fukuyama sur la fin de l’histoire et de celle de Huntington sur les aires culturelles » (p. 19)

Emmanuel Lincot  : oui, comme pour le précédent Chine et Terres d’islam : un millénaire de géopolitique (PUF – 2021), ce livre fait le pari d’une histoire autre qu’occidentalo-centrée. On remarquera par exemple que la plupart des ouvrages rendait compte de l’évolution politique de l’Asie centrale à travers le prisme russe. Dans le cas présent, il s’agit d’un décentrement de notre regard en privilégiant le principe de l’interaction et de l’histoire culturelle c’est-à-dire l’histoire des représentations. Ainsi, comment se représente-t-on l’Asie centrale en Chine et réciproquement ? Pour y répondre, une approche des lieux de mémoire et le fait de sonder les imaginaires de part et d’autre permet de comprendre la nature des relations très anciennes entre la Chine et l’Asie centrale.

GPW - Taiwan, le dilemme de Malacca, le dollar … ne sont-ils pas les derniers grands leviers nécessaires pour un basculement de la puissance au profit de la Chine ?

Emmanuel Lincot : oui même si ces leviers sont déjà actionnés par la Chine et que les moyens de son action ne sont pas nécessairement conventionnels. Je pense par exemple à l’issue de Taïwan qui subira a priori davantage une asphyxie économique qu’une invasion militaire. Le dilemme de Malacca est déjà levé par la création de couloirs alternatifs (sino-birman et sino-pakistanais) et des transactions en yuan ou en cryptomonnaies ont déjà lieu entre la Chine et ses partenaires…Donc rien de très nouveau. Le défi pour la puissance chinoise est…La Chine. Vieillissement de la population, non renouvellement des générations dans un pays où se pose le financement des retraites encore quasi-inexistant, problèmes écologiques majeurs, sécurité alimentaire, absence d’allocation chômage, système de santé défaillant, chômage de 20 %...

GPW - Existe-t-il dans la région, une « fenêtre » diplomatique pour la France qui ait un sens ?

Emmanuel Lincot : des fenêtres et des opportunités dont Emmanuel Macron a très bien saisi l’importance en pratiquant ce que je qualifierais une forme de « guérilla diplomatique » dans des pays situés à la lisière de la Russie et de la Chine comme la Mongolie, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. De même en Asie du Sud-Est avec nos ventes d’armes à l’Indonésie ou au développement économique de nos relations avec la Chine. On aura beau partager des valeurs communes avec les Etats-Unis, nos intérêts n’en sont pas moins différents.

GPW - Vous terminez sur une phrase lourde de sens en particulier pour les générations qui ont connu « l’équilibre de la terreur » : « dans le cas chinois, l’armée est dans les faits beaucoup moins au service de la nation qu’au service du parti » (p. 239).

Emmanuel Lincot  : oui, c’est en somme l’une des définitions données à une dictature totalitaire qui est toutefois d’un genre nouveau car la Chine s’appuie sur l’existence d’une technostructure inédite : l’IA et les caméras de surveillance (10 caméras pour un individu en Chine…). L’armée chinoise est donc d’abord et avant tout une armée politique.

GPW - Même si on ne peut lire dans une boule de cristal, la dernière rencontre entre Xi Jinping et Joe Biden peut-elle permettre d’atténuer les tensions en raison de positions inconciliables (Taïwan)… ?

Emmanuel Lincot : de part et d’autre c’est un repli tactique c’est-à-dire une façon de gagner du temps mais certainement pas le renoncement à des intérêts stratégiques qui ne sont pas négociables.

GPW - Pourriez-vous nous indiquer quelle est votre pratique de la recherche (terrain, universités). Le terme de « pèlerin-chercheur » peut-il vous convenir… ?

Emmanuel Lincot : pèlerin est sans doute trop connoté. « Savant-voyageur » comme m’a qualifié mon éditeur Jean-François Colosimo en quatrième de couverture me paraît juste. Car il faut parler les langues et avoir une pratique du terrain régulière au risque de se perdre dans des spéculations intellectuelles qui toutes brillantes ou séduisantes qu’elles soient s’avèrent souvent catastrophiques dans l’analyse. Analyse qui doit reposer par ailleurs sur une connaissance historique étendue. Elle fait souvent défaut chez nos contemporains.

Avec nos remerciements. Le 20 novembre 2023

Notes

[1novembre 2023, éditions du Cerf

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