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POUR L’INDE, LA RUSSIE EST UN INVESTISSEMENT A LONG TERME. Olivier DA LAGE

LA CHINE ET L’ARCTIQUE. Thierry GARCIN

L’ESPACE, OUTIL GÉOPOLITIQUE JURIDIQUEMENT CONTESTÉ. Quentin GUEHO

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UNION EUROPÉENNE : UNE SOLIDARITÉ TOURNÉE VERS UN PROJET DE PUISSANCE ? Par Joséphine STARON

dimanche 3 octobre 2021 Joséphine STARON

Depuis les premiers instants de la construction européenne (CECA, CEE, U.E), l’on connaît le conflit des interprétations autour de ses finalités et de ses modes d’organisation. Joséphine Staron (1), dans le contexte de la crise des institutions multilatérales, met en perspective les questions de sens qui déterminent l’ambiguïté de la dynamique d’intégration : « logique de l’engrenage » (Jean Monnet et le « spill over »), mais une solidarité souvent tardive (affaire des sous-marins, crise migratoire, crise sanitaire, position vis à vis de la Turquie...). Si l’expérience d’une construction par « consentement » a permis d’exorciser l’histoire dramatique du continent, l’éventuel découplage stratégique avec les Etats-Unis, constitue un nouveau défi historique. On peut s’en réjouir ou le craindre. N’en déplaise à certains, le tournant nécessaire pour éviter la vassalisation et peser plus sur la scène internationale, n’est ni pour demain, ni forcément souhaitable et total face à des pays autoritaires en embuscade. L’autonomie stratégique se construira sur le long terme (ex : semi-conducteurs) avec des avancées indispensables : Europe de la Défense, conscience accrue de ses intérêts et projet citoyen pour retrouver une dynamique plus consensuelle.

(1) Joséphine Staron est Docteur en philosophie politique, diplômée de Sorbonne Université et Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia

UNION EUROPÉENNE : UNE SOLIDARITÉ TOURNÉE VERS UN PROJET DE PUISSANCE ?

Introduction

L’Union européenne est-elle productrice ou facteur de solidarités nouvelles ? Est-elle source d’un rapprochement systémique des peuples et des États européens, ou au contraire, est-elle devenue l’instrument de leur mise en concurrence et d’une exacerbation des tensions ? Peut-on qualifier de solidaire une organisation internationale comme l’Union européenne, ou doit-on se contenter d’invoquer les termes de coopération ou de collaboration ? En outre, le concept de solidarité est-il exclusivement réservé à l’organisation interne des États-Nations, ou peut-il s’étendre au niveau supra ou transnational ?

Ces questions sont devenues récurrentes dans les débats autour de l’intégration européenne. Deux visions opposées émergent. Une première qui dénonce le fonctionnement bureaucratique, l’absence de scène politique démocratique et le choix assumé du néolibéralisme comme autant de facteurs consumant peu à peu les solidarités entre les européens – ainsi, l’UE serait devenue le « cheval de Troie de la mondialisation mal gérée » [1] ; une seconde vision perçoit, au contraire, dans le projet européen l’opportunité de réunir enfin les États et les peuples autour de valeurs et de projets communs, sans que les frontières nationales ne constituent un obstacle – la construction européenne permettrait ainsi l’émergence de solidarités nouvelles.

Ces visions antagonistes illustrent l’existence d’un conflit des interprétations autour des finalités et du sens de la construction européenne, de ses processus d’intégration et de solidarisation des États et des peuples. La construction européenne n’est pas une entreprise semblable à celles qui ont précédé la construction d’organisations internationales – celles-ci sont, en effet, construites à partir du principe de coopération et non de solidarité. Pourquoi ? Parce que les organisations internationales se sont contentées d’organiser les conditions d’une coopération plus ou moins approfondie à partir d’une intégration minimale de leurs membres au sein d’un système commun d’encadrement de leurs relations.

La construction européenne a poussé plus loin encore le processus d’intégration : il ne s’agissait plus de définir un cadre minimal d’intégration entre les États européens, mais bien plutôt de les solidariser au sein d’un système d’intégration qui organiserait les conditions présentes et futures de leur interdépendance. L’aventure européenne a ceci d’original et d’inédit qu’elle n’attendait pas uniquement des États européens qu’ils coopèrent davantage ou mieux, mais qu’ils inscrivent volontairement leurs relations dans un cadre plus exigeant que celui de la coopération : un cadre d’intégration solidaire.

Récemment et tout au long de l’histoire européenne, des exemples nous montrent à la fois la fragilité de ce processus de solidarisation – souvent remis en cause par des décisions unilatérales d’États membres –, mais aussi sa robustesse : lorsque le Royaume-Uni a choisi de quitter le cercle de la solidarité européenne, de s’en désolidariser, c’est l’édifice tout entier qui aurait pu s’effondrer. Or, cet effet domino tant redouté ne s’est pas produit. La solidarité européenne a résisté au Brexit, tout comme elle a résisté aux nombreuses crises qui jalonnent son existence. Toutefois, aussi résistante soit-elle, elle se fragilise et s’affaiblit à mesure que des coups lui sont portés par ceux-là même qui sont censés la protéger et la défendre, c’est-à-dire ses États membres.

La solidarité européenne : comment et pourquoi y consentir ?

Lorsqu’il est question de solidarité, sa définition biologique peut être mobilisée : il s’agit de penser le système du corps humain comme un système solidaire, dans lequel tous les organes sont liés les uns aux autres, et dont la survie du tout dépend du bon fonctionnement de chacun. Bien que la comparaison soit de mise, une différence majeure persiste entre le système du corps humain et celui du corps européen, et explique toute la difficulté de cette gigantesque entreprise de solidarisation : contrairement aux organes et aux cellules qui n’ont pas d’autres choix que de faire partie de ce système intégré, les États, eux, sont tout à fait libres d’accepter, de refuser ou de discuter les termes de leur solidarisation. L’aventure européenne, qui s’inscrit depuis ses débuts dans un contexte démocratique – ce qui la distingue des tentatives hégémoniques passées – est ainsi celle de la quête permanente du consentement à la solidarité.

La question du consentement est essentielle pour comprendre le processus de solidarisation des États européens, ses forces, ses faiblesses et parfois ses errements.

Qu’est-ce qui unissait les européens hier et qui les a fait consentir à la solidarité européenne, et qu’est-ce qui pourrait à nouveau les unir demain ? Sur quelles justifications de la solidarité peut-on édifier un nouveau consentement ? Voilà bien la question essentielle à laquelle les États européens doivent répondre désormais s’ils ne veulent pas voir cette construction s’effondrer tel un château de cartes. L’actualité récente – Brexit, crise sanitaire, guerre économique sino-américaine, faiblesse des institutions du multilatéralisme, menace d’une nouvelle crise migratoire, mais aussi divergences internes à l’UE – rend la réponse à cette question d’autant plus pressante.

En conséquence de l’absence de consensus sur ses finalités, ses objectifs, l’Union européenne parait alors divisée en plusieurs camps rivaux qui s’accusent mutuellement d’un défaut ou d’un excès de solidarité : les pays du Sud accusent les pays du Nord d’un manque de solidarité à leur égard, notamment au regard des conséquences des crises économiques et migratoires qu’ils subissent, quand les pays du Nord estiment que leur contribution à la solidarité européenne souffre d’un défaut de réciprocité de la part des pays du Sud – les relations entre l’Est et l’Ouest s’inscrivent également dans ce schéma accusateur de part et d’autre. Cette rivalité est peu propice à l’expression de solidarités car porteuse de ressentiments et de méfiance réciproque.

Mais comment définir des finalités communes capables de solidariser les États européens, en dépit de leurs divergences et de la disparité de leurs intérêts ? Comment s’accorder à 27 sur les objectifs de la solidarité européenne ? Le Royaume-Uni, lui, a tranché : en choisissant de quitter l’UE, il a renoncé à cette quête des finalités partagées. Aujourd’hui, les États membres de l’UE sont face à un défi historique qu’ils ne peuvent plus nier : celui d’identifier ensemble les raisons objectives de poursuivre le processus de solidarisation commencé il y a plus de 70 ans.

La solidarité européenne dans la tourmente d’une crise permanente

Il semble que le contexte actuel soit enfin favorable à cette réflexion et pousse les États à aller plus loin et plus vite en matière de solidarité européenne. Ce contexte, c’est celui de la crise permanente qui touche tous les domaines et a des conséquences pour tous les États.

• Crise économique et financière

Si la crise de 2008 n’a pas encore eu de réplique grave, le spectre d’une nouvelle crise financière et économique continue de planer sur l’Europe et sur le monde. Entre 2010 et 2012, le sauvetage in extremis de pays comme la Grèce, le Portugal ou l’Espagne de la banqueroute a laissé de mauvais souvenirs et des ressentiments de longue durée. En effet, pour résorber les déficits publics et donner des gages aux États et aux banques qui ont investi massivement pour sauver les pays du sud de l’Europe, des mesures d’austérité ont été exigées en contrepartie, ce qui a eu pour conséquence une augmentation du chômage (par exemple, en Espagne et en Grèce il concernait moins de 10 % de la population active en 2006, tandis qu’il dépassait les 25 % en 2013 [2]) et de nouvelles crises sociales. Si l’épisode de la crise économique et financière en Europe a été l’occasion d’une solidarité inédite entre les États de la zone euro, il a aussi alimenté les ressentiments et la méfiance entre les pays du Nord et du Sud de l’Europe.

• Crise migratoire

Lorsque trois ans plus tard la crise migratoire survient, elle impacte particulièrement les pays dont les économies ont le plus souffert des conséquences de la crise économique, et, des mesures d’austérité. Les ressentiments Nord/Sud sont alors à leur comble.

Si les États membres feignent d’accepter la méthode communautaire des quotas de répartition des migrants et réfugiés, c’est finalement de manière unilatérale et en dehors de toute solidarité qu’ils choisissent de gérer la crise. Certains à l’Est réintroduisent des frontières intérieures physiques en édifiant des murs. De son côté, l’Allemagne décide seule, sans concertation, d’ouvrir les siennes à un contingent important de migrants. Pour marquer davantage encore le renoncement à une solution européenne de gestion de crise, l’UE à travers la voix de la Chancelière allemande, décide même de confier la protection d’une partie de ses frontières extérieures à la Turquie, en échange d’un plan d’aide économique. Ce faisant, les Européens se placent dans une situation de dépendance vis-à-vis d’un tiers qui n’hésite pas à en jouer en pratiquant depuis des années une politique de chantage.

En 2010 donc, la solidarité européenne a fonctionné (même si certains ont déploré les effets négatifs des contreparties exigées), tandis qu’en 2015 elle ne s’est tout simplement pas manifestée. Ces crises ont deux conséquences similaires : elles ont creusé les écarts, les inégalités économiques et sociales entre les pays du Nord et du Sud de l’Europe, et ce faisant, elles ont attisé les ressentiments nationaux, le ressentiment étant un terreau particulièrement défavorable à l’expression de la solidarité [3]. Si une nouvelle crise migratoire survient – ce que beaucoup d’observateurs craignent étant donné les signes d’alerte que nous pouvons déjà observer aux îles Canaries, dans les îles Grecques et à la frontière turque – il est certain que cela porterait un coup qui pourrait s’avérer fatal à l’Union européenne, d’autant que rien ou presque n’a été fait pour anticiper une nouvelle crise depuis 2015.

• Crise sanitaire

Si en 2015, la France et l’Allemagne ne sont pas parvenues à un compromis sur une forme acceptable de la solidarité européenne, en 2020, il semble qu’elles aient, contre toute attente et à l’occasion de la crise sanitaire, pris la mesure des conséquences négatives provoquées par une solidarité trop conditionnée dans un cas, et par une absence totale de solidarité dans l’autre.

Le premier temps de la crise a été celui de la panique, du désordre et de l’absence flagrante de solidarité européenne : les États se sont lancés dans une compétition pour se fournir en matériel médical ; certains ont unilatéralement décidé de fermer leurs frontières nationales, quand d’autres ont préféré un contrôle renforcé, assorti ou non de vérifications sanitaires.

Tous les regards se sont alors tournés vers l’Union européenne et ont déploré son absence de réaction immédiate. Pour certains, l’UE et les États membres auraient dû agir de concert pour proposer une action commune, cohérente, solidaire à la crise ; pour d’autres, son absence de compétence en matière de santé (domaine réservé aux États membres) suffisait à justifier les approches individualistes des États.

Mais contre toute attente et pour répondre aux conséquences économiques et sociales de la crise sanitaire, la Commission européenne a proposé un plan de relance historique, financé par un emprunt souscrit au nom de l’UE, réparti à la fois sous forme de prêts à longue échéance de remboursement, et sous forme de subventions à travers les Programmes et les Fonds européens. Cette proposition révèle un changement d’attitude inédit et la recherche d’un nouvel équilibre entre l’impératif de solidarité et son encadrement dans les règles du marché économique. Cette transformation s’est notamment illustrée lorsque la Commission a annoncé la mise en suspend du Pacte de Stabilité et donc des règles budgétaires européennes pour permettre aux États membres de faire face à leurs dépenses publiques d’urgence. De manière inattendue, le cadre européen d’intégration a ainsi montré qu’il était bien capable de s’adapter aux nécessités du moment. Par ailleurs, en 2021, la Commission a créé l’HERA, la nouvelle Autorité européenne de préparation et d’intervention en cas d’urgence sanitaire qui se présente comme un outil d’anticipation des futures pandémies [4].

Ainsi, la crise sanitaire semble avoir accéléré la prise de conscience que l’UE, pour être légitime, doit permettre de protéger les Européens en se dotant des moyens nécessaires d’une part, à l’anticipation des menaces et des défis (même s’ils dépassent son champs de compétence initial) ; et d’autre part, à l’autonomisation des États européens en réinvestissant des domaines et des secteurs qui ne constituaient pas, jusqu’à aujourd’hui, des priorités stratégiques (industrie, défense, souveraineté technologique, etc.).

• Crise des institutions du multilatéralisme

Cette prise de conscience est d’autant plus opportune qu’elle s’inscrit dans le contexte d’une autre crise, celle du multilatéralisme qui se caractérise d’au moins cinq manières :
  un regain des conflits armés depuis les années 1990 ;
  une ambiguïté de plus en plus prononcée de la position américaine dans les relations internationales ;
  une affirmation d’autres puissances comme la Chine, la Russie ou la Turquie dans les affaires internationales ;
  une contestation quasi constante des institutions internationales, accusées à tour de rôle par les États d’être inefficaces, illégitimes, corrompues ou utilisées au profit d’une puissance au détriment des autres, etc. (c’est le cas de l’ONU, de l’OMC et plus récemment de l’OMS) ;
  et enfin, une préférence assumée pour le nationalisme et le protectionnisme économique et commercial.

Le monde a évolué mais l’Union européenne n’a que très récemment pris conscience de cette évolution, et surtout, de son intérêt à agir et à s’affirmer dans le concert international des Nations et des grandes puissances. En 2021, le discours sur l’État de l’Union de la Présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, atteste d’un changement historique de position à travers plusieurs propositions ambitieuses visant à assurer une souveraineté technologique européenne (à travers notamment la production et la sécurisation de nos approvisionnements en semi-conducteurs, et le « développement de nouveaux marchés pour des technologies européennes novatrices » [5]) ; et posant les jalons d’une Défense européenne, sujet jusqu’alors tabou au sein de l’UE. Elle l’affirme désormais pleinement : « c’est de l’Union européenne de la défense dont nous avons besoin » [6].

À travers cette déclaration politique, c’est la volonté d’assumer et de bâtir une Europe-Puissance que nous pouvons lire. Ainsi, prenant enfin acte de l’évolution du monde et du besoin de sécurité et de protection des Européens et de leurs intérêts stratégiques, la Commission, suivant les pas tracés depuis de nombreuses années par la France, choisit d’orienter la solidarité européenne vers un projet de puissance.

La solidarité européenne : le projet d’une Europe-puissance et souveraine

Si la construction européenne et le processus de solidarisation ont permis d’accomplir les missions des Pères Fondateurs (paix, liberté, prospérité), le contexte actuel est différent de celui des débuts de la construction : les nouveaux défis et les nouvelles menaces, mais aussi les moyens nouveaux à disposition des gouvernants (les progrès de l’industrie, de la technologie, du numérique, notamment), imposent de repenser les conditions de la protection des européens, de la protection de la paix, des libertés, des préférences européennes, et aussi la protection des modèles économiques et sociaux européens.

En d’autres termes, dans un contexte nouveau, la solidarité européenne a bel et bien encore une mission à remplir, un but à atteindre. Mais elle n’y parviendra que si l’UE et ses États membres acceptent de revaloriser deux concepts qu’ils ont, jusqu’alors, tenu à ignorer, voire même à repousser : celui de souveraineté et celui de puissance.

• Une Europe souveraine

L’Union européenne n’est pas une entité souveraine au sens classique du terme. Si la souveraineté est effectivement partagée dans certains domaines, elle est surtout divisée, sélective et sectorielle, parfois même ponctuelle. Elle ne s’appuie pas, à la différence de celle des États, sur un corps constitué et constituant ce qui fragilise sa légitimité. Enfin, la volonté des États de conserver leur souveraineté dans les domaines régaliens reste forte. Cependant, dans les faits, les transferts successifs de souveraineté vers l’Union européenne, notamment la création de la monnaie unique, du marché intérieur et l’exclusivité qu’elle a en matière commerciale, ont largement contribué au renforcement de sa souveraineté.

Par ailleurs, le contexte international pousse de plus en plus les États membres à coopérer sur des sujets qui relèvent de leur souveraineté nationale, comme par exemple la politique extérieure. Deux exemples récents en témoignent :
  Le retrait brutal, désorganisé et sans aucune concertation avec leurs alliés, des Américains d’Afghanistan, en aout 2021.
  La rupture du contrat sur les sous-marins passé avec la France par l’Australie, au profit des États-Unis et du Royaume-Uni, à peine un mois plus tard.

De ces deux évènements, les États européens semblent enfin avoir tirés quelques leçons essentielles pour leur avenir. En effet, jusqu’à présent, les Européens feignaient de ne pas voir que la position des Américains était en train d’évoluer vers un non-interventionnisme et un repli assumé sur leurs intérêts strictement nationaux. Pourtant, dans les faits, le slogan « America First » remonte à la présidence de Barack Obama et a été poursuivi par ses successeurs, Donald Trump et Joe Biden.

L’absence de considération pour leurs alliés européens dans les affaires militaires et économiques n’est pas un fait nouveau. Mais pour la première fois, et de manière retentissante, les Européens en ont pris conscience à travers ces deux évènements qui marquent peut-être (il faut l’espérer) un nouveau moment de l’Histoire européenne : celui où les États membres reconnaissent enfin l’impérieuse nécessité de renforcer la solidarité qui les lie les uns aux autres dans le cadre de l’UE et de miser sur la souveraineté européenne.

Mais, la souveraineté n’est pas une fin en soi, elle consiste avant tout dans l’élaboration d’une stratégie à la fois externe et interne, capable d’inclure des éléments de long terme et d’identifier un intérêt commun sur lequel assoir la légitimité des politiques entreprises. Ainsi, la souveraineté européenne qu’il faut désormais rechercher est un outil, un moyen vers la réalisation d’objectifs stratégiques, eux-mêmes définis par une volonté politique.

C’est cette volonté politique qui fait souvent défaut en Europe, surtout dans les situations d’urgence. Or, si l’on se fie à la définition de la souveraineté donnée par Carl Schmitt : « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » [7], c’est-à-dire non pas celui qui gère les affaires courantes, comme le ferait une administration, mais bien plutôt celui qui s’occupe des situations de crises face auxquelles les procédés habituels de gouvernement se retrouvent bien souvent impuissants.

• Une Europe-puissance

Or, à chaque fois qu’une crise survient à l’international, l’Union européenne est accusée d’être impuissante, inaudible, passive. D’une certaine manière, et ce pour des raisons historiques qui remontent aux débuts de la construction, l’impuissance de l’UE semble être soigneusement organisée.

L’Union européenne ne pourra exercer d’influence sur la scène internationale que si les États s’entendent sur une réponse commune à la question suivante : quelle UE voulons-nous sur la scène internationale ? Y répondre suppose qu’un consensus émerge sur le contenu du terme de puissance qu’on souhaite lui accoler. Doit-elle être une puissance militaire ? Une puissance d’influence douce et de soft power  ? Une puissance stratégique ? Une puissance normative ? Une puissance morale ?

Jusqu’à maintenant, pour beaucoup d’observateurs, l’Union européenne n’était qu’une puissance civile (au contraire de militaire), tranquille et pacificatrice (au contraire d’offensive), ou encore morale et normative. Mais la stratégie du soft power ne lui a pas permis de s’imposer sur la scène internationale comme elle aurait pu le faire. Comme le dit Jean-Yves Haines, « la politique étrangère éthique et morale de l’Union européenne semble avoir atteint ses limites » [8].

En effet, cette politique l’a trop souvent conduit à adopter une position neutre vis-à-vis du reste du monde. Au nom d’une forme de relativisme culturel, et surtout par facilité, elle a fait le choix de défendre des principes et des valeurs universels, qui se sont révélés bien souvent être des généralités passives. Le fossé qui existe « entre la rhétorique et l’action » représente désormais une « menace pour la crédibilité » de l’UE, aussi bien à l’extérieur qu’en son sein [9].

Aujourd’hui, il est commun de dire que l’Union européenne est en crise. Mais en réalité, elle l’a toujours été, comme peut l’être tout système en construction. Bien plus qu’une superposition de crises (politique, économique, financière, migratoire, sociale, etc.), l’Europe traverse avant tout ce qu’Edmond Husserl appelait « une crise d’existence » [10] qu’elle ne pourra surmonter qu’en retrouvant « sa propre signification rationnelle », et j’ajouterai, en l’exportant et en l’assumant aux yeux du monde.

Conclusion

L’évolution du contexte international, notamment face à la crise du multilatéralisme, peut conduire à une réorientation historique de la solidarité européenne vers un projet de souveraineté et de puissance. Plusieurs éléments en attestent, comme le soutien unanime et la démonstration de solidarité des États européens et des institutions européennes envers la France dans l’affaire des sous-marins. À cette occasion, les Européens ont reconnu que le conflit commercial entre la France et les États-Unis n’était pas qu’une affaire bilatérale, mais qu’il concernait l’UE toute entière. Survenue quelques semaines à peine après la crise d’Afghanistan qui a soulevé l’indignation des Européens et acté définitivement le changement de position des Américains, la crise des sous-marins a permis de remettre sur la table des négociations un projet longtemps tabou : celui de l’Europe de la Défense.

Bien sûr, de simples déclarations ne suffisent pas et le chemin sera encore long avant que la solidarité européenne ne soit effectivement tournée vers un projet de puissance et de souveraineté. De nombreux obstacles politiques restent à surmonter. Mais il ne faut pas négliger le moment que nous sommes en train de vivre : à quelques mois de la Présidence française de l’UE, et avec un Président qui assume et revendique le besoin d’une Défense commune européenne et qui reçoit officiellement le soutien de la Présidente de la Commission, nous avons là une opportunité historique d’aller plus loin dans l’intégration et de poser les bases d’une solidarité européenne capable de protéger les Européens des défis politiques, militaires, économiques, sanitaires et environnementaux qui jalonneront les prochaines décennies.

Joséphine Staron, le 3 octobre 2021

Notes

[1Paul Magnette, « The fragility of liberal Europe », European Political Science, June 2009, Vol. 8, n°2, pp. 190-200.

[2OCDE (2019), Taux de chômage (indicateur), doi : 10.1787/c8ee62ed-fr, consulté le 22 novembre 2019.

[3Joséphine Staron, « Ressentiment et solidarité : les ressorts d’une articulation au fondement de l’ethos des communautés politiques », Implications Philosophiques, dossier spécial Émotions et collectifs sociaux, avril 2019.

[5Discours de la Présidente Ursula von der Leyen sur l’État de l’Union : renforcer l’âme de l’Europe, 15 septembre 2021.

[6Ibid.

[7Carl Schmitt, Théologie politique I (1922), trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque des sciences humaines »), 1992, p.16.

[8Jean-Yves Haines, « La crise européenne de l’internationalisme libéral » (Prix Marcel-Cadieux de l’International Journal), Études internationales, 41(2), 145–169, 2010.

[9Ibid.

[10Edmund Husserl, Conférence de Vienne, « Une morale de la résistance », mai 1935.

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