PROCHE-ORIENT. 7 OCTOBRE : UN AN APRÈS… Ph. Mocellin et Ph. Mottet
POUR L’INDE, LA RUSSIE EST UN INVESTISSEMENT A LONG TERME. Olivier DA LAGE
LA CHINE ET L’ARCTIQUE. Thierry GARCIN
L’ESPACE, OUTIL GÉOPOLITIQUE JURIDIQUEMENT CONTESTÉ. Quentin GUEHO
TRIBUNE - FACE À UNE CHINE BÉLLIQUEUSE, LE JAPON JOUE LA CARTE DU RÉARMEMENT. Pierre-Antoine DONNET
DU DROIT DE LA GUERRE DANS LE CONFLIT ARMÉ RUSSO-UKRAINIEN. David CUMIN
ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC EMMANUEL LINCOT sur la Chine et l’Asie centrale. « LE TRÈS GRAND JEU »
ENTRETIEN AVEC HAMIT BOZARSLAN. DE L’ANTI-DÉMOCRATIE À LA GUERRE EN UKRAINE
ENTRETIEN EXCLUSIF - LE MULTILATERALISME AU PRISME DE NATIONS DESUNIES. Julian FERNANDEZ
L’AFRIQUE ET LA CHINE : UNE ASYMÉTRIE SINO-CENTRÉE ? Thierry PAIRAULT
L’INDO-PACIFIQUE : UN CONCEPT FORT DISCUTABLE ! Thierry GARCIN
L’ALLIANCE CHIP4 EST-ELLE NÉE OBSOLÈTE ? Yohan BRIANT
BRETTON WOODS ET LE SOMMET DU MONDE. Jean-Marc Siroën
LES ENJEUX DE SÉCURITE DE L’INDE EN ASIE DU SUD. Olivier DA LAGE
LA CULTURE COMME ENJEU SÉCURITAIRE. Barthélémy COURMONT
L’ARCTIQUE ET LA GUERRE D’UKRAINE. Par Thierry GARCIN
LA REVANCHE DE LA (GEO)POLITIQUE SUR L’ECONOMIQUE
UKRAINE. CRISE, RETOUR HISTORIQUE ET SOLUTION ACTUELLE : « LA NEUTRALISATION ». Par David CUMIN
VLADIMIR POUTINE : LA FIN D’UN RÈGNE ? Par Galia ACKERMAN
« LA RUSE ET LA FORCE AU CŒUR DES RELATIONS INTERNATIONALES CONTEMPORAINES »
L’INTER-SOCIALITE AU COEUR DES DYNAMIQUES ACTUELLES DES RELATIONS INTERNATIONALES
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LE TERRITOIRE EN MAJESTÉ. Par Thierry GARCIN
UNION EUROPÉENNE : UNE SOLIDARITÉ TOURNÉE VERS UN PROJET DE PUISSANCE ? Par Joséphine STARON
LES TALIBANS DANS LA STRATÉGIE DIPLOMATIQUE DE LA CHINE. Par Yohan BRIANT
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INVESTISSEMENTS DIRECTS A L’ÉTRANGER - D’UNE STRATÉGIE DE FIRMES À UNE STRATÉGIE GÉOPOLITIQUE. Laurent IZARD
1ère Partie : le cas des grandes puissances financières (Etats-Unis, Chine, Pays du Golfe)
mercredi 18 janvier 2023 Laurent IZARD
Les investissements directs à l’étranger sont sur le plan théorique, une illustration typique du libre échange, de l’ouverture croissante de pays historiquement de plus en plus liés de façon complexe par les intérêts notablement économiques. Toutefois l’on découvre que derrière l’attractivité (« forme de neutralité » ; « que le meilleur gagne »...), des investissements parfois de prestige, sont de plus en plus stratégiques, soulignant la montée des conflits et des enjeux géopolitiques.
Laurent Izard (1) appuie son propos sur de nombreux exemples d’entreprises qui font système. L’approche permet de mettre à jour (au moins en partie) des choix souverains dans la course à la puissance. L’époque de la « mondialisation heureuse » est bien révolue...
Le propos ne se limite pas aux Etats-Unis dont l’interventionnisme est parfois à peine cachée. Il est aussi question bien sûr de la prédation chinoise (Kuka fut un déclic oublié ? pour les allemands), de la stratégie des pays du Golfe, de la France et de l’U.E.
L’article fera l’objet de deux publications successives. On lira ci-dessous dans un premier temps, le cas des grandes puissances financières (Etats-Unis, Chine, Pays du Golfe), suivi dans quelques jours avec une deuxième partie par ceux de l’Union européenne et de la France. Une lecture particulièrement documentée à ne pas manquer pour comprendre le retour des problématiques de souveraineté et de compétition technologique.
(1) Laurent Izard, auteur de nombreux manuels d’enseignement supérieur, est normalien et agrégé de l’Université en économie et gestion. Diplômé en droit de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, professeur de chaire supérieure, il enseigne actuellement en classe préparatoire économique et juridique et intervient également dans plusieurs grandes écoles.
INVESTISSEMENTS DIRECTS A L’ÉTRANGER : D’UNE STRATÉGIE DE FIRMES À UNE STRATÉGIE GÉOPOLITIQUE.
Partie I : le cas des grandes puissances financières
Les investissements directs à l’étranger (IDE en abrégé), désignent les investissements à travers lesquels les entités résidentes d’une économie acquièrent (ou ont acquis) un intérêt durable dans une entité résidente d’une économie étrangère.
Par convention, une relation d’investissement direct est établie dès lors qu’un investisseur acquiert au moins 10 % du capital social de la société investie. Les investissements directs comprennent non seulement l’opération initiale qui établit la relation entre les deux unités, mais également toutes les opérations en capital ultérieures entre elles et entre les unités institutionnelles apparentées, qu’elles soient ou non constituées en sociétés [1].
Depuis une trentaine d’années, les IDE ont connu trois évolutions majeures :
– Premièrement, d’un point de vue quantitatif, les IDE ont connu un essor particulièrement important depuis la fin du siècle dernier, même si les crises financières, sanitaires ou les conflits armés ont freiné leur développement.
Évolution des flux mondiaux d’IDE entrants depuis 1970 en milliards de dollars [2]
Cette tendance lourde ne faiblit pas et, en 2021, les flux mondiaux d’investissements étrangers directs ont retrouvé leurs niveaux antérieurs à la pandémie, leur volume s’étant élevé à 1 600 milliards de dollars. Les fusions-acquisitions internationales et les opérations internationales de financement de projets ont connu une croissance particulièrement forte grâce à des conditions de financement favorables et aux investissements d’infrastructure prévus dans les plans de relance [3].
– Deuxièmement, même en deçà du seuil de 10%, de nombreux investisseurs font preuve d’un réel activisme dans la gestion [4] de l’entreprise cible. La définition des IDE proposée ci-dessus, très comptable, correspond de moins en moins à leur réalité économique. C’est pourquoi il est préférable de qualifier d’investissement direct toute prise de participation dans une entreprise étrangère permettant d’en prendre le contrôle ou d’exercer une influence importante sur sa gestion. Cette précision est importante car l’on observe que les plus puissants investisseurs mondiaux (BlackRock, Vanguard…) n’hésitent plus à s’immiscer dans les processus décisionnels des groupes dont ils sont actionnaires [5], alors qu’ils ne détiennent souvent qu’une participation inférieure à 5% de leur capital.
– Troisièmement, les motivations des IDE ont considérablement évolué depuis la fin du XXème siècle : dans un précédent article publié par Geopoweb [6], nous avons brièvement décrit les déterminants classiques des IDE, principalement axés sur des stratégies de croissance ou de diversification des firmes multinationales : volonté d’accéder à de nouveaux marchés, complémentarité industrielle, stratégie de filières, économies d’échelle, obtention d’un taille critique, diffusion de l’innovation… autant de motivations a priori vertueuses qui permettent de comprendre l’importance de la progression des investissements directs étrangers depuis le début des années 1990. Mais il apparait aujourd’hui que certains États s’intéressent de très près aux IDE et développent de véritables politiques d’expansion de leurs firmes nationales ou fonds souverains. Derrière des objectifs légitimes - et parfois affirmés - de sécurisation économique ou militaire, de co-développement des pays cibles ou de partenariats équilibrés, se révèlent peu à peu des enjeux de puissance, dans le cadre d’une guerre économique qui ne dit pas son nom. Nous développerons dans cet article quelques aspects de cet interventionnisme étatique qui intéresse simultanément les IDE entrants et sortants.
I. Le cas des USA : affirmer une domination économique et politique sur le reste du monde
Les grandes firmes multinationales anglaises puis américaines ont joué un rôle majeur dans la mondialisation de l’économie, et certains économistes ont pu considérer qu’elles « organisent le monde au point que la hiérarchie des économies nationales découle de l’organisation du pouvoir à l’intérieur des multinationales [7] ». De nos jours, il est parfois affirmé que les GAFAM ou les grands fonds d’investissements privés américains dirigent le monde et se substituent de fait aux pouvoirs politiques. Mais plusieurs facteurs tendent à montrer que l’État américain ne s’est pas enfermé dans une telle dépendance, et qu’il exerce au contraire une réelle influence sur la stratégie des FMN en recherchant, a minima, une convergence d’intérêts. Plusieurs opérations majeures récentes tendent à confirmer cette hypothèse. Nous en décrirons brièvement trois :
En septembre 2015, le pôle énergie d’Alstom (70% du chiffre d’affaires du groupe) passe sous contrôle américain après avoir été acquis par l’américain General Electric. Jusqu’en 1998, Alstom faisait partie du plus puissant conglomérat industriel français, la CGE (Compagnie Générale d’Electricité, devenue Alcatel-Alstom en 1991). La CGE était un groupe diversifié qui pouvait rivaliser avec les leaders mondiaux dans les domaines des Télécoms, des câbles, l’ingénierie électrique, l’énergie, le ferroviaire, le nucléaire, les chantiers navals… L’éclatement d’Alcatel-Alstom en plusieurs entités, voulu par ses dirigeants et un contexte économique difficile vont gravement fragiliser Alstom, qui sera sauvée de la faillite en 2003 par l’intervention de l’État. Celui-ci cèdera toutefois sa participation en 2006 à Bouygues qui ne trouvera pas les synergies attendues de cette opération et souhaitera à son tour se désengager de notre fleuron énergétique.
Les évènements vont se précipiter en 2013 : le 14 avril, Frédéric Pierucci, directeur de la division chaudières d’Alstom est arrêté lors de son arrivée à New York et jeté en prison, au prétexte de corruption en Indonésie. Il y restera plus de deux ans dans des conditions épouvantables. Dans son livre, « Le piège américain » [8], il expliquera que la vente d’Alstom à General Electric fut le résultat d’une action coordonnée du DoJ (Ministère américain de la justice [9]) et des dirigeants de GE, (qui n’étaient pas tous favorables à cette opération coûteuse, la situation financière de GE étant à l’époque plutôt fragile).
La manœuvre, utilisée contre plusieurs groupes français [10], est redoutable et hautement condamnable : en utilisant ses revendications d’extraterritorialité, la justice américaine inflige à un groupe étranger d’une amende monumentale (dépassant parfois le milliard de dollars) pour corruption ou tout autre motif juridique, et menace ses dirigeants de prison. Puis la justice américaine se montre plus conciliante, accepte de réduire l’amende prévue initialement et se propose d’oublier les poursuites judiciaires à l’encontre du PDG et des cadres dirigeants. Mais le prix à payer est lourd : la cession de l’entreprise ou des activités stratégiques visée(s), ici les turbines nucléaires d’Alstom. Le rachat de notre groupe énergétique par General Electric a dans un premier temps été présenté à l’opinion publique française comme une alliance d’égal à égal, avec la création de trois « co-entreprises » et une « opération de sauvetage » ; une tromperie manifeste, car General Electric était majoritaire dans ces trois « co-entreprises, et les perspectives d’avenir d’Alstom étaient plutôt bonnes.
Les conséquences de cette débâcle sont particulièrement dramatiques car la branche énergie d’Alstom faisait partie de notre patrimoine national. D’abord parce les Français ont beaucoup investi dans Alstom, via notamment les crédits publics, la Coface, les marchés publics privilégiés ou les commandes d’EDF. Ensuite parce que l’entreprise disposait d’un savoir-faire unique dans le développement et la maintenance des turbines atomiques. Enfin parce que c’est une pièce maîtresse de la filière nucléaire française qui passe sous pavillon étranger : nous sommes devenus totalement dépendants des Américains pour l’entretien et la préservation de notre parc nucléaire. Plus largement, la France perd un élément de son indépendance énergétique car Alstom était le leader mondial de l’hydraulique, et un acteur majeur du secteur des réseaux intelligents (grid) et des turbines à vapeur.
D’autre part, General Electric, qui s’était engagée lors de la vente d’Alstom à créer mille emplois nouveaux avant fin 2018 a annoncé fin mai 2019 la suppression de plus d’un millier d’emplois sur son site de Belfort, ce qui a généré de légitimes inquiétudes quant à la pérennité de ce site industriel [11]. Et dans le cadre de l’accord initial, Alstom était censée récupérer les activités de transport de GE, mais ce transfert n’a finalement pas eu lieu...
Dernier acte de cette tragédie industrielle, peu avant l’élection présidentielle de 2022, l’Élysée annonce le rachat de l’activité turbines d’Alstom [12]. Une opération validée par l’Administration américaine, car ce transfert à plus d’un milliard d’euros ne sera pas total : l’accord conclu en février 2022 prévoit en effet que General Electric conservera les fournitures et les maintenances des centrales nucléaires du continent américain dans son ensemble. General Electric se garde également le droit de conserver GE Hitachi Nuclear Energy, une alliance américano-japonaise qui développe notamment le premier Small Modular Reactor (SMR) qui sera prochainement commercialisé. De plus, l’acquisition ne concerne pas la branche des énergies fossiles et les turbines à charbon dont les contrats de maintenance assurent une bonne part de la trésorerie de l’activité [13]. Bilan de l’affaire Alstom, une valorisation deux fois plus élevée que celle payée par GE à l’époque, une perte de contrôle sur une partie de la production des turbines nucléaires et une activité amputée du quart de ce qu’elle était quelques années auparavant…
Second exemple significatif, en 2016 est annoncée la fusion de Technip avec l’entreprise américaine FMC Technologies [14]. Technip était un groupe important, présent dans le management de projets, l’ingénierie et la construction pour l’industrie de l’énergie (pétrole, gaz, éolien) mais aussi accessoirement de la chimie. Il disposait d’importantes infrastructures industrielles et d’une flotte de navires spécialisés dans l’installation de conduites et la construction sous-marine. Technip était donc un acteur de premier plan dans l’exploitation de champs d’hydrocarbures off-shore, et le leader de la construction et l’installation de « tuyaux » permettant d’acheminer les ressources du plancher marin à la surface. Employant 32 500 salariés, Technip avait dégagé 13,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2015.
Désireux de promouvoir, au moins médiatiquement, une fusion à égalité, les deux groupes ont créé des instances de représentation à parité et ont prévu que le siège social resterait en Europe. La logique industrielle semblait à première vue évidente, les deux groupes disposant de champs de compétences complémentaires.
Mais quelques mois après le mariage, la désillusion est immense, car les Américains ont bel et bien pris le pouvoir. Au niveau du comité exécutif, huit de ses douze membres sont des anciens de FMC, parmi lesquels le directeur général, la directrice financière, la directrice juridique, le directeur de la technologie et de la R&D (recherche et développement), etc.… Même constat pour les grandes directions fonctionnelles, contrôlées par des cadres américains. Contrairement à ce que prévoyait l’accord initial, la R&D s’est également internationalisée.
Clairement, les principales décisions sont prises à Houston et les démissions de cadres se succèdent au siège parisien de l’entreprise. Car personne ne comprend vraiment la raison de cette fusion, pourtant avalisée par l’État : les résultats financiers de Technip - malgré plusieurs amendes record de plusieurs centaines de millions de dollars infligées par le Department of Justice américain à Alstom et à ses partenaires [15] - étaient plus qu’encourageants et l’entreprise française était deux fois plus importante que FMC qui ne comptait que 16 500 salariés pour un chiffre d’affaires de seulement 6,4 milliards de dollars…
Moins de trois ans plus tard, en août 2019, le conseil d’administration de Technip vote à l’unanimité la scission. Le nouvel accord prévoit que les deux sociétés « séparées » vont se répartir les activités. Mais pas à égalité... Sous la pression du gouvernement américain, l’activité sous-marine, la plus rentable, restera américaine et sera basée à Houston. L’activité déclinante d’ingénierie reviendra à la partie française. Avec toujours l’immeuble dans le quartier de la Défense mais une immatriculation aux Pays-Bas (SpinCo) et quelques lourdes dettes à honorer [16].
Comment expliquer cet engouement soudain pour les entreprises énergétiques françaises du côté de la partie américaine ? L’objectif, à peine dissimulé, consiste à créer « un leader mondial de la production et de la transformation du pétrole et du gaz » qui pourrait concurrencer Schlumberger. Peut-être s’agit-il également de la mise en œuvre d’une stratégie de développement agressive de la production et d’exportation d’hydrocarbures de schiste ou d’une stratégie d’accroissement du gaz dans le mix électrique américain de 21 à 33 % entre 2008 et 2016. Deux directions du secteur énergétique américain soutenues par le président Obama dès 2008...
Troisième exemple, celui de l’entreprise centenaire Latécoère, pionnière dans le transport de passagers (L’Aéropostale), avant de devenir un équipementier historique pour tous les constructeurs aéronautiques de premier plan (Airbus, Boeing, Bombardier, Dassault Aviation et Embraer). Il ne s’agit pas d’une entreprise « musée » : Latécoère multiplie les dépôts de brevets et joue notamment un rôle majeur dans le développement de technologies optiques de transmission de données telles que le Li-Fi (pour « Light Fidelity »), une technologie qui, d’ici une dizaine d’années, vise à remplacer le Wi-Fi dans les cabines des avions. Cette technologie intéresse évidemment les militaires car outre son absence de rayonnement électromagnétique, la rendant indétectable et impiratable en dehors de son spectre d’illumination, la LiFi permet de multiplier par 100 le débit de données transmises. Latécoère est ainsi devenue une entreprise partenaire de la Base Industrielle et Technologique de Défense française (BITD). Elle intervient dans la construction de l’avion militaire de transports multirôle Airbus 400M (pour les systèmes d’interconnexions), de l’avion de chasse Dassault Rafale (pour une partie du fuselage) mais également des satellites militaires français opérés par le Centre national d’études spatiales (pour les harnais d’alimentations). Le potentiel d’innovation de Latécoère et son avance technologique sur ses concurrents américains sont certainement à l’origine de la prise de participation en avril 2019 du fonds d’investissement américain Searchlight Capital Partners » (SCP), immatriculé aux Îles Caïmans, à hauteur de 26% du capital de l’entreprise. Cette opération est plutôt bien accueillie par la direction de Latécoère et en particulier par sa dirigeante, diplômée de l’« Illinois Institute of Technology » et ancienne directrice d’Honeywell Aerospace… Puis, le 09 octobre 2019, l’AMF valide la demande d’OPA de SearchLight sur l’équipementier aéronautique Latécoère. L’opération est annoncée comme un « investissement avantageux qui permettra à la société de se projeter dans un écosystème industriel extrêmement compétitif » mais le succès de cette OPA permet surtout aux investisseurs américains de disposer des brevets de Latécoère. Leur appétit ne se limite pas à notre entreprise emblématique qui, depuis 2019, a déjà pris le contrôle de plusieurs entreprises en Europe ou au Canada [17] ...
Résultats de cette opération, des technologies développées en France viendront non seulement s’agglomérer à l’outil de puissance économique états-unien, mais elles feront également tomber sous le coup de l’extraterritorialité du droit US la plupart des appareils intégrant des composants développés par Latécoère, via la réglementation ITAR (International Traffic in Arms Regulation). Celle-ci permet de s’opposer à n’importe quel achat ou utilisation d’une plate-forme ou d’un vecteur comprenant au moins 25 % de technologies américaines ou une technologie considérée comme critique. L’Administration américaine s’octroie ainsi le droit d’imposer à toutes entreprises à travers le monde de demander son aval avant de procéder à l’exportation de matériels aéronautiques et de défense comportant des composants américains. Il convient de préciser que le fonds Searchlight contrôle la société Global Eagle, concurrente de Latécoère en Amérique du Nord et que l’associé fondateur de Searchlight, Oliver Haarmann est un ancien « Partner » du fonds KKR, réputé être un fonds écran de la CIA via son dirigeant David Petraeus [18]. Difficile de ne pas voir derrière l’OPA menée sur Latécoère l’intervention des Autorités américaines…
Les trois exemples ci-dessus invitent à s’interroger sur l’activisme de l’Administration américaine en matière d’acquisition d’entreprises étrangères, en lien avec son « soft power » aux contours mal défini, mais dont on sait qu’il joue un rôle certain dans les relations internationales. Tout se passe comme si l’Administration américaine réalisait un véritable benchmarking [19] à l’échelle mondiale pour identifier et éventuellement acquérir les firmes étrangères disposant d’une avance technologique sur ses propres entreprises ou présentant un risque pour sa sécurité militaire ou économique. La CIA n’hésite plus à investir directement dans les start-up françaises via son fonds In-Q-Tel [20]. Et les États-Unis disposent de moyens de pression, politiques, financiers et juridiques qui leur permettent d’atteindre leurs objectifs. Avec le Patriot Act, le Cloud Act et surtout le Foreign Corrupt Practices Act, la justice américaine dispose d’armes juridiques redoutables, le site Internet du Department of Justice [21] décrivant très ouvertement les procédures en cours, dont bien peu (voire aucune en 2021) concernent des firmes américaines…
La politique agressive de l’Administration américaine via les IDE s’accompagne d’une stratégie efficace d’attraction des investissements étrangers utiles [22] et de contrôle des investissements étrangers sensibles. Aux États-Unis, un organisme public, le Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) [23] est chargé d’analyser let contrôler les acquisitions d’entreprises américaines par des compagnies étrangères. Il est composé de 11 agences, incluant les départements de la Défense, du Trésor, et du Commerce, de même que le département de la sécurité intérieure. Le CFIUS protège les secteurs touchant à la sécurité nationale (un concept entendu très largement), aux infrastructures de communication et aux technologies de pointe. Il s’est par exemple opposé à l’offre de 1,3 milliard de dollars du fonds étatique China Venture Capital Fund pour racheter le fabricant de puces de silicium Lattice.
Mais la présidence des États-Unis intervient parfois directement (éventuellement contre l’avis du CFIUS) dans les projets des investisseurs étrangers [24], allant parfois jusqu’à interdire par décret certains projets de fusion-acquisition [25]. Les États-Unis savent contourner le dogme de la libre concurrence lorsque leurs intérêts économiques l’exigent…
II. Le cas de la Chine : sécuriser les ressources économiques et rattraper le retard technologique
Depuis l’avènement du capitalisme en Chine, plusieurs firmes multinationales, relativement indépendantes, ont développé des stratégies de prises de participation ou d’acquisitions d’entreprises étrangères. Certains secteurs sont particulièrement visés comme celui du tourisme. En 2015, après une longue bataille boursière sur fond de conflits entre actionnaires et dirigeants, le conglomérat de Shanghai Fosun s’est emparé de près de 100% du Club Méditerranée. Fosun a également cherché à entrer au capital de la Compagnie des Alpes (exploitant de stations de ski et de parcs de loisir) et a entamé des négociations en ce sens. De même, le conglomérat chinois HNA a acquis 10% du capital de Pierre & Vacances - Center Parcs, avant de revendre sa participation en décembre 2018 sous la pression de Pékin qui jugeait son groupe trop endetté. Dans l’hôtellerie, le Groupe du Louvre (Kyriad, Campanile…) est tombé entre les mains de l’entreprise de Shanghai JinJiang International, qui a également acquis plus de 12% du groupe Accor (Novotel, Mercure, Ibis, Pullman, …) et ne cache pas son intention d’en prendre le contrôle. N’oublions pas que trois palaces parisiens appartiennent également à des entreprises chinoises : le Mandarin Oriental, le Shangri-La Hotel Paris et le Marriott, situé dans l’immeuble construit en 1914 pour le malletier de luxe Vuitton, au 70 avenue des Champs-Élysées.
Autre exemple, les investisseurs chinois ont été très actifs dans les secteurs du luxe et de la mode. Ils ont pris le contrôle de plusieurs marques françaises emblématiques comme Lanvin, Cerruti, Sonia Rykiel, la cristallerie Baccarat, la dentellerie Desseilles, le parfumeur Marionnaud, le groupe de mode parisien SMCP (marques Sandro, Maje et Claudie Pierlot) ou le chausseur Robert Clergerie. La recherche d’une certaine notoriété médiatique conduit également les Chinois à investir dans les grands clubs sportifs. Le fonds d’investissement IDG China Capital Fund a ainsi pris une participation de 19,99% dans le capital d’OL Groupe, la société holding qui contrôle l’Olympique Lyonnais [26].
Mais les investissements chinois changent peu à peu de nature, car Pékin autorise de moins en moins les investissements somptuaires ou opportunistes pour privilégier des acquisitions « utiles » : l’Empire du Milieu a manifestement repris en main la question des IDE et a lancé un gigantesque plan d’investissement sur toute la planète afin de sécuriser ses exportations en contrôlant l’ensemble des flux logistiques.
Ces « Nouvelles routes de la soie » (rebaptisées depuis Belt and Road Initiative ) permettent également aux Chinois de s’affranchir de toute dépendance à l’égard des États-cibles par la construction ou l’agrandissement de ports maritimes, la création de voies ferrées transcontinentales [27] ou la réalisation d’entrepôts géants.
En France, les investisseurs chinois ont tenté sans succès de s’emparer de l’aéroport de Lyon-Saint-Exupéry [28] mais ils ont acquis 600 hectares de l’ancienne base américaine de Châteauroux qui entourent un aéroport dédié notamment aux formations des pilotes d’Air France et à l’entretien de ses avions de ligne. Et 14 hectares d’entrepôts du port du Havre sont récemment passés sous contrôle chinois. Nous livrons d’ailleurs parfois nous-mêmes nos infrastructures à des investisseurs asiatiques : l’ex-Premier ministre Jean-Pierre Raffarin a ainsi négocié pendant l’été 2018 la venue en France du fonds d’investissement gouvernemental chinois Silk Road Fund, qui bénéficiera à n’en pas douter des fruits de l’exploitation du nouveau réseau ferroviaire…
Mais l’offensive chinoise la plus visible concerne la prise de contrôle de ports de commerce partout dans le monde. En Europe, l’acquisition du port du Pirée en Grèce par l’armateur chinois Cosco fut la première d’une longue suite d’investissements, suivie par plusieurs opérations sur les ports de Gênes, Tarente et Gioia Tauro... Plus récemment, c’est l’Allemagne qui a cédé aux sirènes chinoises avec la vente partielle du port de Hambourg. Désormais, la Chine contrôle plus d’un dixième des capacités portuaires européennes et n’entend pas s’arrêter en si bon chemin.
L’appétit des investisseurs chinois ne se limite évidemment pas aux infrastructures économiques. Depuis une dizaine d’années, des entreprises de l’Empire du Milieu ont ainsi acquis des branches d’activités ou pris des participations dans des grands groupes français comme Total, GDF Suez, Rhodia ou PSA/stallantis et ont tenté sans succès à s’inviter dans le capital d’Alcatel ou Vallourec. On estime aujourd’hui que près d’un millier d’entreprises « françaises » représentant 50 000 salariés sont installées en France avec des capitaux chinois…
La rationalisation des IDE chinois sortants passe également par la recherche d’une maîtrise de l’indépendance alimentaire. Les dirigeants chinois craignent en effet de manquer de terres agricoles pour nourrir une population de plus d’1,3 milliard d’habitants. C’est pourquoi le Comité central du Parti communiste chinois a pris la décision en 2007 de « faire sortir de ses frontières » l’agriculture chinoise en achetant massivement des terres agricoles à l’étranger.
La première vague d’acquisition a débuté en Afrique et a ciblé des plantations en Australie, en Tanzanie, au Sénégal, en Sierra Leone ou en Zambie. Et la Chine a fait main basse, avant la guerre, sur le blé ukrainien. La France n’est encore que peu concernée par cette stratégie à échelle planétaire en raison du prix élevé de ses terres agricoles. Mais entre 2014 et 2017, plusieurs grosses exploitations agricoles du Sud-Berry ont été rachetées par le groupe Hong-Yang, associé à l’entreprise Beijing International afin de produire du blé et de l’exporter vers la Chine. Ces premières acquisitions [29] représentent 3000 hectares de terres agricoles (soit la superficie d’environ 5000 terrains de football). Il est déjà loin le temps où quelques investisseurs chinois éclairés (et fortunés) s’offraient des vignobles dans le Bordelais, en Bourgogne (Gevrey-Chambertin) ou dans le Languedoc.
L’Empire du Milieu a d’autre part pris conscience avant les autres pays du caractère hautement stratégique des minerais indispensables aux technologies bas-carbone. Même si la Chine est le premier producteur de minerais stratégiques et de terres rares, elle a multiplié les IDE dans ce secteur et a développé ses capacités de raffinage à l’étranger pour consolider sa position dominante.
Aujourd’hui, Pékin contrôle 80% des matériaux stratégiques de la transition énergétique dans le monde - en incluant les processus de raffinage - et domine le marché de la production de plusieurs matières premières critiques en détenant par exemple :
– 72% des parts de marché de cobalt ;
– 50% de celles du lithium (bien que seulement 13% du lithium soit extrait de son sol) ;
– 40% de celles du nickel ;
– 89% des parts de marché du magnésium,
– 80% de celles du germanium,
– 69% de celles du graphite naturel et du tungstène.
– 86% de celles du cérium, de l’erbium ou encore de l’europium,
La Chine est ainsi quasiment en situation de monopole sur la production de terres rares, bien que d’importants gisements existent ailleurs dans le monde [30].
Mais l’activisme de l’État chinois ne se limite pas aux IDE sortants. Pékin conduit depuis des années une politique habile d’attraction des investissements étrangers tout en s’efforçant de garder le contrôle de ses propres entreprises et ressources naturelles. Il s’agit de rattraper le retard technologique de l’Empire du Milieu (un retard limité aujourd’hui à certains secteurs) et de se créer de nouveaux marchés tout en donnant au monde entier l’image d’un pays ouvert et accueillant.
Grâce à une politique habile, la Chine a donc réussi à capter, grâce aux IDE, les ressources nécessaires à son développement et à son indépendance. Le pouvoir chinois a notamment agi sur :
– la constitution d’oligopoles dans le domaine minier comme Chalco, China Minmetals, etc.
– l’instauration de quotas d’exportation sur certains métaux critiques (qui a été stoppée à la suite d’une dénonciation à l’OMC par les États-Unis, l’Union Européenne et le Japon).
– La mise en place de transfert de technologie forcée dans le cadre des joint-ventures réalisée avec des entreprises étrangères pour les filières aval comme l’éolien, le photovoltaïque, etc. [31]
Près d’un million d’entreprises à capitaux étrangers sont établies dans le pays, avec des investissements directs étrangers cumulés dépassant 2.100 milliards de dollars.
La Chine occupe la première place parmi les pays en développement depuis 27 années consécutives en termes d’investissements étrangers entrants [32].
En 2019, une nouvelle loi a été adoptée par l’Assemblée nationale populaire (l’organe législatif chinois) destinée à « améliorer à la foi la transparence des politiques vis-à-vis des investissements étrangers, et à s’assurer que les sociétés nationales et étrangères font l’objet d’une série de règles unifiées et d’une concurrence loyale [33] ». Si cette nouvelle loi abroge les lois précédentes relatives aux IDE entrants et l’obligation de créer des joint ventures (en vigueur depuis 1979), elle laisse la porte ouverte à d’autres formes de contrôle et l’Administration chinoise continuera de gérer les investissements étrangers dans le cadre du système du traitement national de pré-établissement, et d’une « liste négative ». Inversement, Pékin pratique un protectionnisme technologique décomplexé de plus en plus étendu et restreint drastiquement l’exportation de ses données industrielles stratégiques [34].
L’ambition de la Chine est de devenir à la première puissance économique mondiale, grâce notamment à l’activisme de ses dirigeants en matière d’IDE…
III. Le cas des pays du Golfe : accéder à une visibilité internationale et préparer l’après-pétrole.
Une des particularités des riches monarchies du Golfe est qu’il est difficile de faire la distinction entre les firmes nationales, le fonds souverains des différents pays, les fonds privés, et les patrimoines personnels, car les familles régnantes sont parties prenantes dans la plupart des investissements réalisés par les Institutions locales.
Difficile de dire si l’hôtel de Bourbon-Condé, situé au 12 rue Monsieur dans le 7e arrondissement, bâti en 1782 par Alexandre-Théodore Brongniart pour Louis V Joseph de Bourbon-Condé, appartient au Roi Hamed ben Issa al-Khalifa ou à l’État du Bahreïn. La distinction n’a d’ailleurs pas grand sens. Même remarque pour le château de Baillon, un joyau du XVIIIe siècle, situé à Asnières-sur-Oise, acquis par l’émir Khalifa ben Zayed Al-Nahyan d’Abou Dhabi ou pour les deux châteaux de Massoury en Seine-et-Marne, propriétés du sultan d’Oman Qabus Ibn Said…
On observe toutefois une nette évolution dans la politique d’investissements de plusieurs pays arabes, assez comparable à celle réalisée en Chine. Les monarchies du Golfe sont en effet conscientes des limites temporelles de la manne financière liée au gaz et au pétrole. Sans complètement abandonner les investissements de prestige à l’étranger [35], elles multiplient les IDE avec un triple objectif : améliorer leur image à l’étranger, réaliser des placements financiers durables et accélérer la conversion de leur économie en prenant le contrôle d’entreprises occidentales rentables.
Ces raisons expliquent pourquoi l’Arabie Saoudite a récemment créé le plus grand fonds souverain au monde, qui sera doté à terme de 2 000 milliards de dollars : « Notre fonds va contrôler plus de 10 % de la capacité d’investissement dans le monde », a claironné le prince saoudien Mohamed ben Salmane, l’homme fort du régime. Et il ajoute : « Aucun projet d’investissement ou de développement dans n’importe quelle région du monde ne se fera sans passer par le fonds souverain saoudien ».
Ces mêmes raisons expliquent le récent investissement du fonds souverain des Émirats Arabes Unis dans la société française QuantCube, connue pour son expertise en intelligence économique. La plateforme développée par QuantCube se sert de l’intelligence artificielle (IA) et de l’analyse des big datas pour fournir des informations économiques en temps réel. Cet investissement participe à la vision stratégique des EAU : devenir des leaders mondiaux de l’IA d’ici 2031 [36] ... Et pourtant, on parle davantage en France des investissements du Qatar dans notre pays, et ce bien avant la coupe du monde de football et les polémiques qu’elle a générées.
La politique extérieure de cet émirat est pour le moins ambigüe : le pays est un allié de l’Occident et des États-Unis qui y possèdent une base militaire, tout en étant régulièrement soupçonné de financer des organisations terroristes liées à Al-Qaïda ou à l’État Islamique. Le Qatar a salué les révolutions du Printemps arabe mais soutient ouvertement les leaders politiques issus des Frères musulmans, en Libye ou en Égypte. La chaine qatari Al-Jazeera, est moderne et très professionnelle mais diffuse les communiqués d’Al-Qaïda tout en critiquant la politique américaine. La Qatar entretient de bonnes relations avec Téhéran, héberge les dirigeants du Hamas, mais conserve pour autant des relations sereines avec Tel-Aviv. Bref, tout est dans la nuance…
Conscients que leurs réserves naturelles ne sont pas inépuisables et désireux de bénéficier d’une reconnaissance internationale, les Qataris participent activement à plusieurs Organisations internationales tout en pratiquant une politique d’investissements tous azimuts : l’Émirat a multiplié les prises de participation minoritaires au capital des grandes entreprises françaises : Total, Vinci, Veolia Environnement, LVMH, Vivendi… Ces investissements concernent parfois même des entreprises liées à la Défense nationale (EADS via le groupe Lagardère jusqu’en 2013, Airbus…). Doha finance également nos PME innovantes via un fonds d’investissement de 300 millions d’euros géré par la Caisse des Dépôts.
Le Qatar investit de façon plus visible dans le sport (club de football du Paris Saint-Germain, Prix de l’Arc de triomphe…), les médias (outre BeIN Sports, l’Émirat est le premier actionnaire du groupe Lagardère, qui contrôle Europe 1, RFM, Virgin Radio, MCM, Gulli et des salles de spectacle comme le Bataclan…), l’hôtellerie et l’immobilier de luxe (l’Émirat est propriétaire de plusieurs palaces à Paris et à Cannes, d’immeubles historiques comme l’hôtel d’Évreux à Paris, d’immeubles de prestige sur les Champs-Elysées, d’un vaste domaine immobilier situé sur la commune de Mouans-Sartoux entre Grasse et Mougins…). Le Qatar est d’autre part actionnaire majoritaire du groupe AccorHotels, de plusieurs casinos, etc. Et les Qataris sont également actifs dans le secteur bancaire, dans l’éducation (HEC a ouvert une filiale à Doha, Saint-Cyr et l’École Nationale de la Magistrature devraient bientôt suivre) ou dans l’art (premier acheteur mondial) [37]...
Mais finalement, le Qatar ne constitue pas une menace pour l’économie ou l’indépendance française. Il a certes acquis des symboles, mais ne montre aucune volonté hégémonique sur nos centres de décisions économiques.
Pourquoi ce micro-État fait-il si peur ?
Peut-être parce que dans la stratégie d’influence du Qatar, la France occupe une place à part : notre pays est la première cible des fonds d’investissement qataris, la première destination de vacances de la famille régnante et le meilleur allié de l’Émirat en Europe.
Peut-être parce que l’intensité des relations diplomatiques entre la France et un pays non respectueux des droits de l’homme a de quoi surprendre ; on déroule le tapis rouge aux dirigeants qataris et nos ministres multiplient les déplacements à Doha. Bref, le Qatar est un pays peu fréquentable, mais pourtant très fréquenté par nos dirigeants politiques…
Peut-être parce que le Qatar a obtenu le vote à l’Assemblée et au Sénat en 2008 d’un statut fiscal exorbitant pour ses investissements en France. Les investissements immobiliers ne sont pas imposables sur les plus-values et les résidents qataris en France ne payent pas l’ISF pendant leurs cinq premières années de présence.
Peut-être parce qu’il a fallu une intervention conjointe du Premier ministre François Fillon, de la ministre de l’Économie Christine Lagarde et d’Anne Lauvergeon, la présidente d’Areva, pour empêcher in extremis l’entrée à la fin de l’année 2010 du Qatar dans le capital de notre champion du nucléaire.
Peut-être parce que cet ami déclaré des Frères musulmans et des salafistes du Nord-Mali multiplie les financements de projets dans nos banlieues, au bord de l’explosion ; Peut-être parce que le Qatar continue d’acquérir en France de nombreux « joyaux de la Couronne » dont la valeur est autant symbolique qu’économique.
Mais la principale raison de notre inquiétude face au Qatar vient du fait que son activisme économique dans l’Hexagone constitue une sorte de révélateur de la dégradation de notre situation financière et politique : nous devenons progressivement dépendants des financements étrangers et un petit État comme le Qatar peut dès lors exercer une réelle influence sur nos décisions au plus haut niveau. Un leader politique français a dénoncé en 2012 cette « colonisation par l’argent ». La formule fait mouche.
Laurent Izard, le 18 janvier 2023
Mots-clés
« mondialisation heureuse et froide »compétitivité
économie et histoire
géoéconomie
géopolitique
gouvernance
guerre économique
Industrie
puissance
régionalisation
Relations internationales
souveraineté
Asie
Allemagne
Chine
Europe
Etats-Unis
France
Moyen-Orient
Afrique
Notes
[1] Définition Insee
[2] World Investment Report 2022 | UNCTAD
[3] CNUCED, World investment report 2022
[4] Jusqu’à en prendre progressivement le contrôle, comme le montre l’exemple de Danone…
[7] Wladimir Andreff dans « Les multinationales globales » ED. La Découverte 1996.
[8] « Le piège américain », Frédéric Pierucci et Matthieu Aron, JC Lattès 2019
[9] …dont l’impartialité et l’indépendance à l’égard du pouvoir politique sont loin d’être évidentes.
[10] Total, BNP…
[11] https://www.lefigaro.fr/vox/politique/1000-emplois-supprimes-par-general-electric-l-histoire-d-un-piege-americain-et-d-une-trahison-francaise-20190528, Jean Charles Hourcade 28 05 2019
Elsa Conesa, « Le rachat par EDF des anciennes turbines d’Alstom répare
[12] Elsa Conesa, « Le rachat par EDF des anciennes turbines d’Alstom répare un « péché originel » d’Emmanuel Macron »(https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/02/08/le-rachat-par-edf-des-anciennes-turbines-d-alstom-repare-un-peche-originel-d-emmanuel-macron6112767823448.html) Le Monde 8 février 2022
[13] Rachat des turbines Arabelle par EDF : quel avenir pour l’expertise nucléaire française ? | Portail de l’IE (portail-ie.fr) 8 novembre 2022
[14] La fusion est effective le 17 janvier 2017 : TechnipFMC voit le jour.
[15] En 2010, l’entreprise est condamnée à 338 millions de dollars d’amende par les autorités américaines
[16] Technip : après le fiasco de la fusion de « l’airbus du parapétrolier », la facture française (marianne.net)
[17] Aéronautique : Latécoère se renforce dans la défense avec Avcorp | Les Echos
[18] Pierre d’Herbès : « L’OPA américaine sur Latécoère est un symbole de dépossession de notre patrimoine industriel » - Billet de France
[19] Ou « veille concurrentielle »
[20] In-Q-Tel : quand la CIA investit dans des start-up françaises - L’Express (lexpress.fr)
[21] Department of Justice | Homepage | United States Department of Justice
[22] L’Europe désarmée face au protectionnisme américain (lefigaro.fr)
[23] Pascal Dupeyrat CFIUS Le contrôle des investissements étrangers aux Etats-Unis, ed. Relians 2022
[24] The Dubai Ports Controversy : An Uproar Heard Round the World | USC Center on Public Diplomacy (uscpublicdiplomacy.org)
[25] Supantha Mukherjee et Sonam Rai, « Broadcom to stay on deal path after Qualcomm halt : analysts » [archive], sur Reuters, 13 mars 2018
[26] En 2022, le club lyonnais a été repris par le milliardaire américain John Textor
[27] Notamment vers Lyon : Nouvelles Routes de la Soie ferroviaires : les trains remis au goût du jour pour le transport de marchandises - Le blog de la supply chain Agile & performante (winddle.com)
[28] Le groupe chinois Symbiose qui avait acquis l’aéroport de Toulouse-Blagnac en 2015 l’a finalement revendu et son dirigeant, Mike Poon, a eu maille à partir avec la justice de son pays…
[29] Apparemment une initiative privée qui a tourné court
[30] La Chine produit la moitié des terres rares et assure 90 % de leur transformation
[31] Anaïs Voy-Gillis, IAE de Poitiers - La stratégie chinoise dans le contrôle des matières premières critiques - Libre propos - xerficanal.com
[32] Cnuced
[33] La Chine adopte la loi sur les investissements étrangers (mofcom.gov.cn)
[34] China restricts export of industrial data as Beijing seeks to enhance data security | South China Morning Post (scmp.com)
[35] Et notamment l’acquisition de châteaux et résidences de luxe (voir L. Izard, La France vendue à la découpe, ed. de l’Artilleur 2019)
[36] Les Émirats Arabes Unis investissent dans la société française QuantCube pour son expertise en intelligence économique | Portail de l’IE (portail-ie.fr) 2 janvier 2023
[37] Pour une analyse plus complète des investissements qataris en France, voir LE FONDS D’INVESTISSEMENT SOUVERAIN QATARI : UN VECTEUR DE PUISSANCE ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE. Lama FAKIH - GéopoWeb (geopoweb.fr)
PROCHE-ORIENT. 7 OCTOBRE : UN AN APRÈS… Ph. Mocellin et Ph. Mottet
POUR L’INDE, LA RUSSIE EST UN INVESTISSEMENT A LONG TERME. Olivier DA LAGE
LA CHINE ET L’ARCTIQUE. Thierry GARCIN
L’ESPACE, OUTIL GÉOPOLITIQUE JURIDIQUEMENT CONTESTÉ. Quentin GUEHO
TRIBUNE - FACE À UNE CHINE BÉLLIQUEUSE, LE JAPON JOUE LA CARTE DU RÉARMEMENT. Pierre-Antoine DONNET
DU DROIT DE LA GUERRE DANS LE CONFLIT ARMÉ RUSSO-UKRAINIEN. David CUMIN
ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC EMMANUEL LINCOT sur la Chine et l’Asie centrale. « LE TRÈS GRAND JEU »
ENTRETIEN AVEC HAMIT BOZARSLAN. DE L’ANTI-DÉMOCRATIE À LA GUERRE EN UKRAINE
ENTRETIEN EXCLUSIF - LE MULTILATERALISME AU PRISME DE NATIONS DESUNIES. Julian FERNANDEZ
L’AFRIQUE ET LA CHINE : UNE ASYMÉTRIE SINO-CENTRÉE ? Thierry PAIRAULT
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BRETTON WOODS ET LE SOMMET DU MONDE. Jean-Marc Siroën
LES ENJEUX DE SÉCURITE DE L’INDE EN ASIE DU SUD. Olivier DA LAGE
LA CULTURE COMME ENJEU SÉCURITAIRE. Barthélémy COURMONT
L’ARCTIQUE ET LA GUERRE D’UKRAINE. Par Thierry GARCIN
LA REVANCHE DE LA (GEO)POLITIQUE SUR L’ECONOMIQUE
UKRAINE. CRISE, RETOUR HISTORIQUE ET SOLUTION ACTUELLE : « LA NEUTRALISATION ». Par David CUMIN
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« LA RUSE ET LA FORCE AU CŒUR DES RELATIONS INTERNATIONALES CONTEMPORAINES »
L’INTER-SOCIALITE AU COEUR DES DYNAMIQUES ACTUELLES DES RELATIONS INTERNATIONALES
LES MIRAGES SÉCURITAIRES. Par Bertrand BADIE
LE TERRITOIRE EN MAJESTÉ. Par Thierry GARCIN
UNION EUROPÉENNE : UNE SOLIDARITÉ TOURNÉE VERS UN PROJET DE PUISSANCE ? Par Joséphine STARON
LES TALIBANS DANS LA STRATÉGIE DIPLOMATIQUE DE LA CHINE. Par Yohan BRIANT
🔎 CHINE/ETATS-UNIS/TAÏWAN : LE TRIANGLE INFERNAL. Par P.A. Donnet
LA RIVALITÉ CHINE/ÉTATS-UNIS SE JOUE ÉGALEMENT DANS LE SECTEUR DE LA HIGH TECH. Par Estelle PRIN
🔎 LES « MÉTAUX RARES » N’EXISTENT PAS... Par Didier JULIENNE
🔎 L’ARCTIQUE DANS LE SYSTÈME INTERNATIONAL. Par Thierry GARCIN
LES PARAMÈTRES DE LA STRATÉGIE DE DÉFENSE DE L’IRAN. Par Tewfik HAMEL
🔎 LES NOUVELLES GUERRES SYSTEMIQUES NON MILITAIRES. Par Raphaël CHAUVANCY
L’INTERNATIONALISME MÉDICAL CUBAIN AU-DELÀ DE L’ACTION HUMANITAIRE. Par G. B. KAMGUEM
UNE EUROPE TRIPLEMENT ORPHELINE
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CONSEIL DE SECURITE - L’AFRIQUE EST-ELLE PRÊTE POUR PLUS DE RESPONSABILITÉ ?
COMMENT LA CHINE SE PREPARE POUR FAIRE FACE AU DEUXIEME CHOC ECONOMIQUE POST-COVID. Par J.F. DUFOUR
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