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DEUX THEORIES DU POPULISME

jeudi 6 décembre 2018 Valentin MANDELKOW

Introduction
Le terme de « populisme » s’est démocratisé, il fait désormais partie du langage courant et des débats publics pour la simple raison que le phénomène du « populisme » s’est répandu. Comme souvent lors de la popularisation d’un concept, tout le monde y va de ses présupposés, et on oublie parfois de se demander de quoi on parle au juste. Le populisme se prête d’autant plus à ce genre de flou sémantique que la ligne de partage entre refus et approbation n’est pas nette. Des protagonistes du populisme tels qu’Alexander Gauland de l’AfD [1] ou Chantal Mouffe [2] , maître à penser du populisme de gauche, s’en servent au même titre que ceux qui mettent en garde contre des mouvements politiques mettant en péril la démocratie. Or, pour les partisans et les adversaires, la démocratie n’a pas le même sens, et si les prémisses sont différentes, le résultat n’est certainement pas le même.

Que veut dire « populisme » ? Quels sont ses prérequis ? Quels sont ses mécanismes fondamentaux ? Deux politologues germano-américains ont essayé de répondre à ces questions ces dernières années, Jan-Werner Müller et Yascha Mounk. L’étude de Yascha Mounk nous servira de base pour présenter le phénomène du populisme du point de vue de la démocratie libérale scindée en ses deux composantes, le libéralisme et la démocratie. Dans un deuxième temps, l’étude de Jan-Werner Müller nous permettra de préciser un des points d’attaque principaux du populisme qu’est la démocratie représentative, et son corollaire, le pluralisme.

Y. Mounk

1. La démocratie libérale

Pour Yascha Mounk, les démocraties occidentales sont issues d’un compromis fragile entre le droit des individus et la légitimation du pouvoir par le processus démocratique. La démocratie est, pour lui, un système politique qui protège à la fois les Droits de l’Homme et transpose en politique la volonté du peuple. Et de souligner que ce compromis fragile a conduit à une limitation de la volonté du peuple par des Institutions garantissant les droits, et vice versa, à la création de processus délibératifs limitant le pouvoir des institutions. Plusieurs configurations entre libéralisme et démocratie sont envisageables sans pour autant mettre en péril l’union fragile entre les deux pôles. L’Etat de droit par exemple garantit le droit des minorités quand bien même le système politique transpose dans les faits la volonté de la majorité par le biais du code électoral. Cela veut dire aussi que la volonté démocratique n’est jamais totale, mais est toujours mise en œuvre dans les limites fixées par les droits fondamentaux, tout comme le droit individuel, dont des Institutions indépendantes sont les dépositaires ; la légitimité de ces Institutions dépend toutefois d’un processus délibératif démocratique qui structure l’opinion publique et les Parlements. La séparation des pouvoirs et le droit constitutionnel sont la parfaite expression de cet équilibre entre démocratie et libéralisme.

2. Le libéralisme contre la démocratie

Or, cet équilibre n’est pas une évidence, comme a pu le penser Francis Fukuyama, mais souffre actuellement de pathologies qui conduisent à une séparation entre libéralisme et démocratie. Y. Mounk commence sa reconstruction du populisme par l‘analyse des processus qui sont appelés à consolider le libéralisme, mais ont tendance à se détacher de leur légitimation démocratique ; certains de ces processus sont mis en œuvre au sein de l‘espace national, comme la bureaucratie, les banques centrales ou les tribunaux, d‘autres sont le résultat d‘une interconnexion de plus en plus étroite entre Etats et qui appellent une régulation supranationale, comme les traités de libre-échange. La mondialisation économique, mais aussi des défis mondiaux tels que le réchauffement climatique, sont pour Y. Mounk parmi les principaux mobiles d‘une séparation entre Institutions et Démocratie. Le problème du manque de légitimité démocratique des Institutions supranationales découle nécessairement du fait que la démocratie est limitée à l‘espace national et qu‘une instance assurant de manière équivalente le contrôle par une délibération populaire n‘est pas créée à un niveau supérieur. Sans surprise, La Commission européenne est citée comme excellent exemple de ce que Y. Mounk appelle « le libéralisme non démocratique ».

3. La démocratie contre le libéralisme

L‘émergence d‘une « démocratie illibérale » est la contrepartie logique d‘un « libéralisme non démocratique ». Le mobile initial des populistes est donc de recouvrer la démocratie pour mettre fin à un ensemble d’institutions consacrées au libéralisme, mais déconnectées de la légitimation démocratique. Or, cela ne veut pas dire que le populisme vise à redémocratiser la vie politique, bien au contraire : face à l’ennemi libéral une fois identifié (« eux », « l’élite »), les populistes construisent un peuple unique, victime du libéralisme. Pour ce faire, le populisme doit tout d’abord rendre opérante la fiction du « peuple » en excluant ceux qui n’en font pas partie et sont à considérer non pas comme des adversaires, mais comme des ennemis ou des traîtres mettant en péril la cohésion du peuple unique. Ce travail, s’il n’est pas rationnel et vise la plupart du temps des minorités affaiblies (migrants, minorités ethniques, sociales ou religieuses), est tout de même nécessaire parce que la fiction du peuple unique doit résister à l’épreuve des faits ; or, les faits sont défavorables aux populistes étant donné la pluralité des intérêts et la stratification de la société. Il faut montrer qu’en principe, le peuple est homogène, mais divisé par la faute d’acteurs externes, qu’il convient donc d’exclure pour retrouver l’unicité du peuple.

C’est ici que le populisme transforme son mobile initial en œuvre, potentiellement ou réellement, anti-démocratique. La défense du peuple unique implique nécessairement le déni de l’alternative. Cette alternative, normalement présente au sein d’une démocratie représentative et représentée par l’opposition au Parlement, est une invalidation conceptuelle permanente du populisme, elle doit par conséquent être réduite au silence. Les moyens pour y parvenir sont bien connus : entraves à l’indépendance de la justice, contrôle des médias, campagnes de dénigrement, assèchement financier des partis d’opposition, etc... Les études montrent que les chances de l’opposition de réussir l’alternance après une victoire des populistes s’amenuisent, et il s’agit là d’un processus galopant, comme le prouve l’exemple hongrois. Presque toujours, la limitation des libertés politiques est réclamée par les populistes au nom de la justice sociale [3].

A ce stade de l’analyse, Y. Mounk montre longuement que le populisme ne rencontre un écho favorable que si la confiance dans les Institutions est ébranlée. Si tel n’était pas le cas, on pourrait envisager une satisfaction collective vis-à-vis du libéralisme non démocratique et de ses Institutions qui finalement garantiraient une vie paisible et confortable. Mais c’est là que le bât blesse, au moins deux facteurs ont provoqué un sentiment assez répandu d’insatisfaction : l’immigration et la stagnation économique. L’immigration a transformé nombre de sociétés occidentales en sociétés post-nationales dont les repères doivent être redéfinis sans avoir recours à l’égalité par filiation ou à la cohérence nationale ; ce phénomène est particulièrement sensible dans les zones périurbaines qui n’ont pas du tout connu d’immigration et y sont désormais confrontées pour la première fois. Au contraire les grandes villes, qui passent d’un taux d’immigration de 7 à 9 pour cent, font depuis longtemps l’expérience de l’altérité et n’y voient pas une menace. La stagnation économique est une expérience nouvelle pour les classes moyennes, qui, pendant les Trente Glorieuses et jusqu’au tournant du millénaire, ont vu leur niveau de vie augmenter régulièrement. Elles ne voient plus maintenant aucun progrès social et se demandent dans quelle mesure un projet d’avenir pour leurs enfants est encore viable. Y. Mounk souligne que cette expérience de la stagnation n’est pas la même que celle des classes défavorisées ou des chômeurs, qui de toute façon doivent faire face au problème d’un avenir bloqué, mais celle de classes moyennes perdant progressivement confiance dans les dirigeants politiques issus des partis établis.

4. Le rôle des médias

Y. Mounk consacre un chapitre important aux médias, dans leur nouvelle configuration après l’apparition des réseaux sociaux. Ceux-ci ont en effet changé le fonctionnement structurel de la circulation de l’information. Ce qui caractérisait les médias auparavant était la communication « one to many » dans laquelle la source de l’information était dominée par quelques médias de référence qui faisaient office de « gatekeeper ». Dans la mesure où la réalité est une construction sociale, cette communication garantissait l’émergence d’un consensus sur la factualité, à partir de laquelle l’opinion publique engageait un débat ; des avis divergents reposaient ainsi sur la même information. En démocratie, les « gatekeeper » garantissent donc le consensus sur la réalité, mais le danger inhérent à cette communication est la récupération par un pouvoir autocratique. L’apparition des réseaux sociaux transforme la communication traditionnelle en une communication « many to many », dans laquelle n’importe quel expéditeur peut devenir source d’information. Pour une autocratie, les réseaux sociaux constituent un danger parce que le monopole de l’information contrôlée est battu en brèche ; pour une démocratie, le danger réside dans le fait que la réalité, c’est à dire le consensus sur les faits garanti par les « gatekeeper », est affaiblie et confrontée à des vérités ‘alternatives’. La vérité devient ainsi une question de perspective et est très souvent mise sur un pied d’égalité avec l’opinion portée sur les faits. Il est désormais envisageable de contester les faits comme s’il s’agissait d’une opinion, ce qui prête le flanc à la dissonance cognitive (« je sais que c’est comme ça, mais je n’y crois pas »). Dans une logique de confrontation de type populiste entre les tenants du libéralisme et le « peuple », l’information diffusée par les « gatekeeper » traditionnels devient finalement source de soupçon et est qualifiée de fakenews. Plus le média est proche des élites fonctionnelles , plus le soupçon est fort. Or, ce soupçon ne porte pas seulement sur les opinions, mais nécessairement sur la véracité de l’information, si bien que la vérité alternative diffusée par les populistes se doit de contester purement et simplement la légitimité des médias. Ainsi, la réalité en tant que construction sociale devient un sable mouvant et perd sa fonction de socle commun du débat public.

5. La démocratie contre la démocratie

La démocratie illibérale, corollaire logique du libéralisme non démocratique, saborde ainsi La démocratie elle-même. La structure fondamentale de la démocratie, qui est le pluralisme, est remplacée par une dichotomie entre tenants légitimes de la voix du peuple et partisans de l’élite fonctionnelle. Une telle dichotomie n’est possible que grâce à un travail de simplification qui crée un bloc homogène de part et d’autre et les oppose comme des ennemis. Ce n’est pas un hasard, pour Y. Mounk, si la philosophie de Carl Schmitt et sa logique ami – ennemi est à nouveau à l’honneur.

Le populisme est, selon Y. Mounk, un puissant mouvement qui met en danger la démocratie et contredit nombre de politologues qui croyaient que la démocratie libérale allait s’installer durablement et se répandre après la fin de la guerre froide. Mais il s’agit là d’un mouvement politique qui est étroitement lié à une crise du libéralisme. C’est pourquoi la recherche des remèdes qui prend une place importante dans son livre, vise à pallier aux défauts du libéralisme lui-même, à commencer par une refonte de la fiscalité capable de redonner espoir aux classes moyennes. Autre remède de taille, le « patriotisme inclusif » qui revalorise le sentiment d’appartenance à la nation, non pas pour combattre le populisme par ses propres armes, mais au contraire pour empêcher une récupération à des fins d’exclusion de minorités, en particulier des migrants. Y. Mounk reproche en effet aux libéraux de ne pas avoir intégré dans leur conception de la société le passage à une société post-nationale et de ne pas disposer des instruments crédibles pour donner le sentiment à tout le monde d’être partie prenante de la vie politique.

J. W. Müller

L’auteur de « Qu`est-ce que le populisme ? » fournit quelques précisions sur les points de vue théoriques sur le phénomène du populisme. D’entrée de jeu, il rejette deux types de définition : tout d’abord, l’usage du terme « populisme » pour stigmatiser l’adversaire et pour invalider sa position s’avère être tributaire d’une vision pré-démocratique ou, comme le dit J. W. Müller, élitiste. Pour lui, même une critique fondamentale du système politique est légitime, la réfuter en la stigmatisant de « populiste » sous-entend en revanche que certains acteurs du débat n’ont pas la légitimité de participer à la vie politique. Or, c’est exactement ce que présuppose le populisme lui-même en parlant du peuple exclu de la démocratie libérale. Une telle polémique ne peut donc que servir la cause du populisme. Deuxièmement, J. W. Müller réfute l’analyse sociologique selon laquelle le populisme est l’affaire des classes moyennes qui risquent d’être les perdantes de la modernisation. Une telle vision ne résiste pas à l’épreuve des faits. S’appuyant sur des études de terrain menées en Allemagne auprès de l’électorat de l’AfD, il montre qu’un panel très large de situations socio-professionnelles conduit au populisme, à commencer par l’expérience de la stagnation économique (analysée par Y. Mounk), en passant par l’attitude social-darwiniste de personnes qui ont gravi les échelons et demandent à d’autres de faire autant sans se faire aider par l’Etat (le self-made-man), jusqu’à la personnalité autoritaire. Et même si une certaine haine de l’intelligentsia est bel et bien présente dans les partis populistes, cela ne veut pas dire que les diplômés d’université soient immunisés contre la tentation populiste.

Pour J. W. Müller, une approche cohérente du phénomène n’est possible que du point de vue de la théorie de la démocratie, en particulier du système de représentation.

1. Le paradoxe de la représentation

L’analyse est fortement inspirée de la théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas [4], qui avait déclaré que la démocratie n’existe qu’au pluriel. Cela signifie que la démocratie représentative est intrinsèquement liée au pluralisme, caractéristique du débat public. Or, ce qui distingue le débat politique du débat au sein de l’espace public, c’est la procédure spécifique de validation des opinions. Alors que n’importe qui, participant au débat public, prétend à la validité de son propos (sinon, il ne le soumettrait pas), le débat politique passe par l’élection des représentants d’une opinion, classiquement d’un parti ou d’un candidat à la Présidence. Une prétention de représentativité précède toujours la formulation d’une opinion politique, mais cette prétention peut également naître grâce à l’existence préalable d’un politicien qui défend telle ou telle position. Dans tous les cas, les élections sont une vérification a posteriori de la validité d’une opinion. Le pluralisme a même tendance à encourager la multiplication des opinions différentes, les partis politiques ayant tendance à structurer le débat et à créer des courants d’opinion.

La logique du populisme inverse le rapport entre validation et opinion de deux façons : à la place de l’opinion, qui représente toujours une fraction de l’électorat, elle met le peuple, porteur uniforme d’une opinion unique, et à la place de l’opinion à valider a posteriori par l’élection, elle met une opinion constituée a priori. Le rôle du populiste est de coller de plus près à cette opinion toute faite. Son leader n’a pas forcément le charisme du chef, il n’est même pas forcément un homme (ou une femme) du « peuple », mais il a la capacité de comprendre la volonté du peuple et de la transposer en totalité représentée par voie démocratique. Mais dès lors qu’il y a une telle adéquation entre le populiste et son peuple, l’élection ne sert plus à valider son propos a posteriori, mais à confirmer l’opinion du peuple formée a priori. Sous cette optique, l’appel à une démocratie plébiscitaire n’est pas une volonté d’approfondir les procédés démocratiques, mais un moyen de rendre visible l’adéquation entre le leader populiste et son peuple. Pour J. W. Müller, cette stratégie n’est pas compatible avec les acquis fondamentaux de la démocratie représentative, qui est nécessaire du fait du pluralisme. En parlant du peuple unique, les populistes passent outre la connaissance empirique de différents courants d’opinions. Dans le doute, ils accordent la priorité à la morale sur l’empirie (dans le doute, ils font appel à "la majorité silencieuse », qui est empiriquement introuvable, mais moralement postulée), d’où le recours fréquent à l’idée de la « presse mensongère » qui éconduit les citoyens er les empêche de reconnaître leurs vrais intérêts.

Conclusion

Comme on peut le constater, Y. Mounk et J. W. Müller arrivent à des conclusions similaires. A la différence de Müller, Mounk analyse en détail les défauts du libéralisme pour mieux cerner le phénomène de la « démocratie illibérale ». Autre différence notable, Müller ne sympathise guère avec le remède du « patriotisme inclusif » , cher à Y. Mounk, et prône une culture du débat revivifiée pour affronter les populistes par des arguments. Globalement, Müller est convaincu que les sociétés post-nationales sont appelées à s’appuyer sur le « patriotisme constitutionnel », c’est-à-dire un ensemble de droits fondamentaux qui fournissent les règles du vivre-ensemble, à partir du moment où l’appartenance culturelle ou historique ne tient plus compte de la pluralité des situations individuelles. Ceci est vrai a fortiori en Allemagne où une référence positive à l’histoire est devenue impossible après la Shoah.

  • Yascha Mounk, Le peuple contre la démocratie, 2018
  • Jan-Werner Müller, What is populism ?, 2016
  • Jan-Werner Müller et Frédéric Joly, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, 2018
  • Jan-Werner Müller, Verfassungspatriotismus, 2010
  • Jan-Werner Müller, Carl Schmitt – Un esprit dangereux, 2007
  • Jürgen Habermas, Ach, Europa !, 2008
  • Jürgen Habermas, Droit et Démocratie : entre faits et normes, 1997.
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Notes

[1Alexander Gauland, Warum muss es Populismus sein ?, in Frankfurter Allgemeine Zeitung, 6 octobre 2018.

[2Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, 2018

[3Ici, Mounk se réfère à Hannah Arendt sans la nommer. Le primat du politique sur le social avait été élaboré dans « On Revolution »

[4Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, 1981. Voir aussi Habermas, Droit et démocratie : entre faits et normes, 1997

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