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DÉMOCRATIE et MONDE GLOBALISÉ. À propos de la « Grande Expérience » de Yascha Mounk

Une analyse critique

mardi 9 mai 2023 Valentin MANDELKOW

Les démocraties occidentales sont de plus en plus « multi-ethniques », avec une grande diversité culturelle et éthique. En s’appuyant sur des exemples concrets (États-Unis, Brésil, Japon, Hongrie), le politologue Yascha Mounk (1) fournit une analyse en partie prospective. Dans la ligne de son best-seller « Le Peuple contre la démocratie », il pose les jalons de ce qu’il considère comme l’enjeu du XXIe siècle, le grand défi contemporain pour réussir l’intégration dans un monde globalisé. Dans son ouvrage précédent, il montrait le conflit opposant les valeurs démocratiques et le libéralisme, en identifiant d’une part les démocraties populistes qui ne sont plus libérales et d’autre part, un libéralisme antidémocratique incarné par les élites technocratiques européennes.
La dynamique actuelle remet en cause le modèle européen historique de l’État-nation né au XVIIIe siècle. La communauté politique se définissait alors par le récit de son homogénéité ethnique et culturelle. Yascha Mounk propose une vision optimiste inclusive, qui passe par le territoire et un Etat-nation rénové. Il estime que les peuples et les nations doivent retrouver le sentiment de contrôle de leur vie et de leur destin. Valentin Mandelkow (2) nous fournit ci-dessous une analyse critique et raisonnée.

(1) Yascha Mounk est né à Munich le 6 octobre 1982. Parti étudier aux États-Unis en 2005, il obtiendra un Doctorat en Science politique. Politologue allemand, naturalisé américain en 2017, chercheur postdoctoral et chargé de cours à l’université Harvard à Boston, il écrit notamment pour The New York Times, The Wall Street Journal, Foreign Affairs, Slate et Die Zeit. Ouvrages : « La Grande Expérience. Les démocraties à l’épreuve de la diversité ». Éditions de l’Observatoire Yascha Mounk, janvier 2022 ; « Le Peuple contre la démocratie. Éditions de l’Observatoire », coll. « La relève », 2018
(2) Valentin Mandelkow est Professeur Agrégé de langue et de Civilisation allemande en Classes Préparatoires littéraires, scientifiques, HEC.

DÉMOCRATIE et MONDE GLOBALISÉ. A propos de la « Grande Expérience » de Yascha Mounk . Analyse critique par Valentin Mandelkow

« The Guardian » n´a pas hésité à qualifier le dernier livre de Yascha Mounk [1] de simpliste et l’a rangé dans les dissertations de première année de sciences politiques  [2].

En effet, ce qui surprend dès les premières pages, c’est la simplicité du discours et l’absence presque totale de terminologie pour initiés. Mais pour en conclure qu´il s’agit d´un ouvrage simpliste, il faut être passé à côté de l´essentiel. Yascha Mounk essaie de conceptualiser les différents débats sur les constellations post-nationales pour décrire le problème initial et pour ensuite poser les jalons d´un passage de l’Etat-nation, basé sur l’imaginaire de l’homogénéité du peuple, à la démocratie diverse. On se demande parfois si l´auteur s´est laissé inspirer par l’école américaine du « ordinary langugage approach » dont l´objectif était de décrire des problèmes philosophiques complexes en des termes simples...

Pour Mounk, la question est de savoir sous quelles conditions les démocraties libérales seront capables de renoncer à une construction fantasmée d´unité pour accepter en leur sein des populations ethniquement et religieusement diverses sans pour autant cesser d´être des démocraties libérales. Comme dans son livre précédent, « Le peuple contre la démocratie », il porte toute son attention aux mesures nécessaires pour stabiliser les démocraties libérales. Ici, il décrit ce qui est nécessaire de faire pour que les démocraties libérales puissent réussir le passage à la démocratie diverse.

Comme à son habitude, Mounk commence par un constat pour ensuite se consacrer à la partie normative de son essai. Déjà dans son livre sur le populisme, il avait commencé par décrire les pathologies des démocraties libérales, qui relèguent la défense du libéralisme à des institutions d´experts non-élus et favorisent ainsi le sentiment d´être gouverné par « eux ». Ici, dans son nouveau livre sur la « grande expérience », il souligne que toutes les démocraties contemporaines – il n´y en a pas beaucoup d´après lui – sont globalement basées sur une domination « dure » (Afrique du Sud) ou « molle » (Etats-Unis) des minorités ethniques et religieuses pour se doter d´une population relativement homogène adhérant d´un commun accord aux principes fondateurs de l´Etat-nation.

Les démocraties libérales reposent donc sur une pathologie innée ou plutôt un imaginaire qui laisse des traces jusqu´à aujourd´hui sous la forme d´exclusions sociales ou de déterminismes comme aux Etats-Unis où les populations de couleur ont beaucoup moins de chances d´ascension sociale que les Blancs. Jusque-là, l´analyse de Mounk n´est pas vraiment novatrice. Or, c´est ici que le terme de « grande expérience » intervient et qu´il passe à l´étude des démocraties diverses. D´ailleurs, l´extrême-droite lui a reproché à maintes reprises l´emploi de ce terme parce qu´il semble suggérer que l´Etat-nation est appelé à mener une expérience à l´issue incertaine : accueillir en son sein des populations incompatibles avec celle des autochtones. D´après Mounk, cette polémique repose sur un malentendu. Les Etats-nations n´acceptent pas volontiers l´afflux de nouvelles populations pour mener une expérience, mais subissent un phénomène qui va de pair avec la fin du monde bipolaire et l´avènement d´un monde globalisé et est donc inexorable. La question n´est pas de savoir si on veut mener cette expérience ou pas, mais comment on peut mener à bien cette expérience.

Les pathologies se déplacent de l´Etat avec ses institutions vers la société. L´expérience (en allemand, on ne voit pas toujours la différence entre une expérience vécue – « Erfahrung » - et une expérience scientifique – « Experiment » ) peut échouer, et dans ce cas, la démocratie libérale est en grand danger comme le montrent la Hongrie ou l´Inde, ou elle réussit, et dans ce cas, la démocratie libérale doit se réinventer à beaucoup d´égards (Allemagne, Pays-Bas, France, etc). Car non seulement les nouvelles populations apportent une diversité inconnue jusque-là, mais aussi les pathologies innées de l´Etat-nation remontent à la surface. L´imaginaire de la population homogène vole en éclat parce que des minorités ethniques et religieuses, appartenant à l´Etat depuis toujours, se rendent compte de l´injustice subie et réclament une égalité de traitement dont elles n´ont jamais bénéficié. La misère des nouveaux arrivants se répercute sur l´image de soi des minorités nationales. En d´autres termes : La politique d´identité, propre aux problèmes de chaque démocratie diverse, où chaque groupe réclame la pleine reconnaissance de son identité et une égalité de traitement, va de pair avec la diversification de la population à travers l´immigration.

C´est ici que le bât blesse. La démocratie libérale, fondée sur la liberté individuelle, ne doit pas seulement s´adapter à la revendication identitaire de groupes délaissés par le passé, mais aussi trouver une parade à la pression du groupe sur l´individu qui en est issu. L´individu doit bénéficier des mêmes droits que n´importe quel autre individu dans le cadre de l´Etat de droit, mais il doit aussi avoir la possibilité de se libérer des contraintes exercées par le groupe. Or, à mesure que les groupes s´affirment, la contrainte identitaire que l´individu subit augmente. Ici, l´Etat doit trouver un équilibre entre le droit de chaque groupe à trouver sa place dans la société, et le droit de chaque individu à quitter son groupe d´origine. Du point de vue libéral, que Mounk défend haut et fort, ni la solution communautariste ni le populisme identitaire ne peuvent être considérés comme une solution aux défis à venir. L´Etat doit être suffisamment libertaire pour permettre à chaque groupe ethnique ou religieux de s´exprimer, et suffisamment ferme pour permettre à chaque individu de s´opposer à son groupe d´origine. L´approche de Mounk s´inscrit donc dans la tradition philosophique du libéralisme et rejette les solutions identitaire ou communautariste [3].

Ce n´est pas une mince affaire pour la démocratie diverse, à laquelle Mounk porte toute son attention par la suite. Au moment de passer de la démocratie libérale avec son imaginaire d´homogénéité à la démocratie diverse, on constate malheureusement une lacune dans son argumentation qui ne peut être comblée que par la lecture de son livre précédent sur le populisme ou par le dernier chapitre de ce livre-ci, ce qui n´est pas commode pour le lecteur : Mounk part du principe que l´adhésion à la nation n´est possible que si le contrat générationnel est garanti, c´est à dire que les enfants bénéficient de conditions sociales et matérielles supérieures à celles des parents. La rupture de ce contrat a, d´après Mounk dans son livre précédent, favorisé le populisme. Dans l´étude de la démocratie diverse, il part a priori du principe que les minorités ethniques et religieuses, qu´elles soient inhérentes à l´Etat-nation ou issues de l´immigration, adhèrent très majoritairement à l´Etat parce qu´il leur offre des chances de réussite sociale. Dans le cas inverse, l´Etat affrontera des pathologies de minorités délaissées comme le communautarisme, la violence ou le terrorisme. Si on ne tient pas compte de ce prérequis de l´argumentation de Mounk, on ne comprendra pas facilement la suite. Il montre, à travers une méta-étude de statistiques établies surtout aux Etats-Unis, qu´en vérité et contre toute attente, les enfants d´immigrés, profitent d´une mobilité sociale plus grande que les classes moyennes installées de longue date au pays, et qu´ils sont prêts à adhérer à et défendre les institutions pour la simple raison, qu´elles leur ont porté chance. Que ce phénomène n´est pas vu de cette manière est propre aux adversaires de la démocratie diverse, que Mounk qualifie de « pessimistes ». Tout compte fait, les partisans de la démocratie diverse se trouvent du côté des gagnants de la mobilité sociale, et c´est un élément que Mounk ne souligne pas assez.

À partir de là, Mounk opère une véritable innovation dans la vision de la démocratie diverse en rejetant en bloc le modèle du « melting pot » des Etats-Unis. Le melting pot est, pour lui, l´équivalent de ce qu´on appelle en Allemagne dans les cercles conservateurs la « Leitkultur » (culture de référence), une sorte de culture commune dominée et dictée par la majorité ethnique et religieuse qui s´impose à tout le monde et qui forge une société homogène parce que les nouveaux arrivants – ou les minorités qui se rendent compte de leur situation de soumission – renoncent à des pans entiers de leur culture d´origine et se fondent dans la masse homogène. Le melting pot ne peut plus fonctionner dès lors que des sociétés ne reposent plus sur des bases communément admises, mais sur des modèles concurrents de convictions ethniques et religieuses.

A la place du melting pot, Mounk propose le modèle du parc public. Le parc public n´est pas une trouvaille terminologique à prendre à la légère, mais un déplacement conceptuel par rapport à l´agora de Hannah Arendt. Alors que la dernière était le lieu de prise de décision de l´Etat, donc le centre de la politique, le parc est l´endroit par excellence de la rencontre de personnes de tous horizons pendant leur temps libre et en dehors de leur définition sociale, statutaire ou d´appartenance à un groupe. Le parc n´est pas un lieu de décision, mais l´espace public pré-politique qui finit par déterminer indirectement toute décision dans une démocratie diverse dans laquelle les groupes se font entendre lors des élections ; il illustre parfaitement la conviction profonde de Mounk : » La politique est importante, mais la société est encore plus importante ». Cependant, le parc comme espace public n´a de sens que si les gens interagissent librement entre eux et font abstraction de leur situation. Et ceci n´est possible que sous deux conditions : ils doivent être capables d´empathie, et ils doivent être solidaires. Or, pour être solidaires, ils doivent avoir conscience d´appartenir tous à l´espace commun de la démocratie diverse. C´est une des constantes dans le travail de Mounk de prôner un « patriotisme inclusif » qui parvient à donner l´impression à tout le monde d´être pris au sérieux et de participer aux prises de décision. La condition préalable, répétons-le, de ce patriotisme inclusif est la promesse d´ascension sociale. Pourtant, il rejette le concept du patriotisme constitutionnel de Jürgen Habermas, qui avait déjà proposé une solution au problème de l´adhésion de tout le monde à l´Etat, en lui reprochant de ne pas offrir un espace national spécifique, et lui adjoint le « patriotisme culturel », qui constitue le coloris national du parc public [4]. Le sentiment d´appartenance à la même nation reste pour Mounk le creuset de l´expression démocratique et une autre condition préalable à l´empathie et la solidarité entre les visiteurs du parc. En cela, il s´oppose clairement à des politologues comme Bassam Tibi ou Jan-Werner Müller qui travaillent sur un concept de patriotisme universel transgressant les frontières.

Le parc public est aussi un concept à l´œuvre dans une autre étape de son livre, la démographie. La démographie est souvent invoquée par les pessimistes qui affirment que dans un avenir plus ou moins proche, la majorité (blanche pour la plupart) se retrouvera en position d´infériorité numérique par rapport aux anciennes minorités, si bien que la domination « dure » ou « molle » continuera en changeant de camp ; les anciens dominateurs seront les nouveaux dominés. Il en découle tout un arsenal de thématiques exploitées par les populistes telles que le « grand remplacement » ou l´immigration incontrôlée en passant par la crise de la natalité qui serait à l´origine du problème démographique. Dans ce contexte, Mounk critique très sévèrement les statistiques du « Census Bureau » aux Etats-Unis qui a extrapolé l´évolution actuelle du rapport de force numérique entre Blancs et gens de couleur pour en déduire que l´inversion entre minorité et majorité aura lieu vers 2050 avec des conséquences politiques claires en déplaçant l´échiquier vers la gauche. Pour Mounk, les prérequis de cette étude sont complètement fausses pour trois raisons : Premièrement, l´appartenance à un groupe ethnique ou religieux ne peut pas être essentialisée si on tient compte de la perception de soi du membre d´un groupe. Les enfants d´immigrés asiatiques ou d´Amérique latine pourront se considérer comme membres de la majorité « blanche ». La mixité aidant, les limites entre groupes ont tendance à devenir floues pour une grande partie des citoyens. Ceux qui essentialisent l´appartenance à partir de traits distinctifs ascriptifs ignorent la dynamique réelle de la démographie. Il est donc fort à parier que la majorité « blanche » restera majoritaire. Deuxièmement, le comportement électoral n´est pas prédéfini. Pour illustrer ce problème, Mounk analyse les résultats électoraux des présidentielles de 2020 aux Etats-Unis. Il se trouve que dans plusieurs Etats, en Floride en particulier, les minorités ethniques ont largement voté pour Trump, alors que le succès de Biden est dû essentiellement au vote blanc. Malgré des changements de rapports de force entre les groupes ethniques et religieux, l´issue des élections dans les démocraties diverses restera donc incertaine et peut changer au gré des enjeux politiques et ainsi contribuer au bon fonctionnement de la démocratie par le biais de l´alternance. Troisièmement, la mobilité sociale dans certains groupes minoritaires est telle que leurs membres ont d´ores et déjà le statut social des Blancs. Ainsi, les enfants d´immigrés asiatiques ont en moyenne un revenu salarial supérieur à celui des Blancs. Le statut social leur confère une position privilégiée et impacte également leur comportement électoral, très souvent favorable aux Républicains.

Tout compte fait, Mounk reproche aux adversaires de la démocratie diverse de succomber à une dissonance cognitive dans la mesure où ils prévoient le pire alors que les choses s´améliorent petit à petit ; mutatis mutandis, il fait le même reproche aux tenants du « wokisme » (même s´il ne cache pas une certaine sympathie pour ce mouvement) et aux partisans de la non-mixité parce que leurs actions contribuent à cimenter des rapports conflictuels qui, en vérité, tendent à disparaître ou à se diluer [5].

Résolument optimiste, Mounk consacre le dernier chapitre aux mesures politiques aptes à accompagner et à favoriser l´évolution pacifique de la démocratie diverse. C´est, pour lui, l´occasion de revenir sur un des points-clé de son analyse du populisme. Une démocratie diverse ne fonctionne que si la majorité ne penche pas pour le repli sur soi (fermeture des frontières, retour à la domination « molle », voire « dure »). Et pour éviter ce scénario auquel on assiste malheureusement dans plusieurs Etats, il est important de redonner confiance aux citoyens en la capacité de l´Etat d´assurer la mobilité sociale ascendante à tout le monde. Ceci passe par une refonte de la fiscalité des contribuables, par l´amélioration des systèmes d´éducation et un rétablissement de l´Etat-providence, démantelé ces dernières décennies dans la plupart des démocraties libérales. Il insiste tout particulièrement sur la nécessité de respecter l´universalité des mesures politiques : il est opposé à des mesures de discrimination positive qui pourraient générer des crispations de part et d´autre et essentialiser les caractéristiques de groupes.

Mounk termine son livre par un appel solennel aux citoyens des démocraties diverses formulé à la première personne du pluriel, qui fait davantage penser à une prière qu´à un essai scientifique. Il aurait peut-être dû s´en priver pour ne pas donner l´impression au « Guardian » d´être simpliste.

Valentin Mandelkow, le 8 mai 2023
Analyse critique de « La grande expérience. Les grandes démocraties à l’épreuve de la diversité ». Yascha Mounk, 2022.

Notes

[1« La Grande Expérience. Les démocraties face à la diversité. » Yascha Mounk, Ed. de L’Observatoire, janvier 2022

[2Houman Barekat, The Great Experiment by Yascha Mounk review – a shallow dive into the diversity debate, in The Guardian, 21. avril 2022

[3Au vu de la tradition philosophique du libéralisme, rien n´oppose Margaret Thatcher et Tony Blair ou Willy Brandt.

[4Mounk nous doit une explication précise de ce « patriotisme culturel », mais l´illustre à travers un paradoxe : Les Français découvrent plus de points communs entre Hambourg et Offenburg, pourtant distantes de 600 km et situées dans des sphères culturelles très différentes, qu´entre Offenburg et Strasbourg, distantes de seulement 25 km et séparée par un faux-semblant de frontière qu´on peut traverser en tram.

[5Pour Mounk, le „wokisme“ a le mérite de porter sur la place publique les injustices subies par les minorités et de contraindre le législateur à remédier à une situation intenable. En revanche, il lui reproche de pérenniser les différences entre groupes ethniques et religieux (et entre hommes et femmes) sans tenir compte de la variabilité de la notion de groupe

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