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LE GROUPE DE BLOOMSBURY ET LA GUERRE. CONVICTIONS ET CONTRADICTIONS. Par Jean-Marc SIROËN
dimanche 25 septembre 2022 Jean-Marc SIROEN
Jean-Marc Siroën nous propose dans ce beau texte « une galerie de portraits » (avec en son centre J.M. Keynes). Nombre de ces intellectuels sont désormais des classiques. Au sein du groupe de Bloomsbury qui est en rupture avec le conservatisme victorien, il les fait vivre dans leurs interactions, leurs doutes, leurs idéaux et contradictions dans une période historique dramatique. Cette épaisseur humaine s’illustre dans les grands débats de l’époque. On lit bien sûr les éternelles interrogations sur le pacifisme, ses limites mais aussi la question des réparations. Dans le texte ci-dessous, l’essentiel n’est pas le débat purement économique (en contrepoint), mais un moment ou des personnages clefs se croisent sur un avenir incertain. Avec J.M. Siroën, nous touchons la réalité de cette dramatique première moitié du XXème siècle et des terribles années 30. L’auteur évoque les racines du monde à venir pour la 2eme moitié du siècle. On relèvera que tout en se méfiant du risque d’analogie historique, les résonances contemporaines sont en effet inquiétantes.
(1) Jean-Marc Siroën est Professeur émerite de Sciences économiques. Il a enseigné à l’Université d’Orléans et à Paris-Dauphine. Il a publié récemment un récit en trois volumes : « Mr Keynes et les extravagants » (Librinova, 2021)
The Memoir Club - National Portrait Gallery by Vanessa Bell oil on canvas circa 1943 © estate of Vanessa Bell
Il émane du « groupe de Bloomsbury », un parfum sulfureux qui a sans doute contribué à entretenir les mémoires. Peut-être même que ce mouvement intellectuel post-victorien aurait été oublié si, dans les années 1970, la libération des mœurs et la dépénalisation de l’homosexualité, n’avaient pas permis de dévoiler les petits secrets de Bloomsbury jusque-là préservés. Le groupe est devenu à la fois un sujet d’études « sérieuses » et un thème de fiction avec quelques films (Carrington, Vita & Virginia, The Hours) et une série de la BBC2, Live in squares.
Au-delà des spécialistes, Bloomsbury est d’abord identifié par ses deux icônes : l’écrivaine Virginia Woolf et l’économiste John Maynard Keynes. Les biographies, travaux universitaires ou de vulgarisation qui leur ont été consacrées en grand nombre témoignent de l’intérêt qui leur est porté.
Le groupe de Bloomsbury est souvent considéré comme peu engagé, dans la politique et la vie publique. Keynes serait l’exception ce qui expliquerait aussi qu’il soit négligé dans le récit de la « légende » bloomsburienne. Ce point de vue doit être nuancé. La philosophie libérale et pacifiste du groupe sera en effet confrontée aux réalités et aux contradictions du siècle. L’objection de conscience est une forme d’engagement qui n’est pas sans coût et les guerres conduiront certains membres du groupe à développer des réflexions et des idées qui exerceront une réelle influence au-delà même de l’Angleterre. Les deux conflits mondiaux et la guerre d’Espagne seront également pour Bloomsbury l’occasion, souvent douloureuse, de mêler la réflexion et l’action.
Après avoir rappelé la formation et les réseaux du groupe, nous nous intéresserons dans cet article à son engagement en faveur de la paix et à son influence sur les questions internationales.
La formation du groupe de Bloomsbury.
Le groupe de Bloomsbury fut d’abord un projet familial, mûrit au sein la fratrie Stephen : Vanessa (1879-1961), Thoby (1880-1906), Virginia (1882-1941) et Adrian (1883-1948). Il sera mis en œuvre en 1904 à la mort du tyrannique paterfamilias, Leslie.
Les premiers membres du groupe se rencontrent le jeudi soir, dans la nouvelle maison londonienne des Stephen, au 46, Gordon Square, dans le quartier de… Bloomsbury qui donnera immédiatement son nom au groupe. À l’exception des deux sœurs Stephen, privées par leur père d’études universitaires, tous les invités sont des étudiants à peine sortis de Cambridge. Ils n’envisagent pas tous la même carrière. Clive Bell (1881-1964) deviendra critique d’art, Lytton Strachey (1980-1932) écrivain et biographe, E.M. Forster (1879-1970) romancier, Saxon Sidney-Turner (1880-1962) fonctionnaire, Leonard Woolf (1880-1969), écrivain et éditeur. Vanessa, l’aînée des Stephen, a pris quelques cours aux Beaux-arts et sa sœur cadette, Virginia, envisage une carrière de critique et d’écrivain.
En 1906, après la mort de l’initiateur du groupe, Thoby Stephen, le groupe s’élargit à trois autres participants. John « Maynard » Keynes (1883-1946), travaille à l’Indian Office, Roger Fry (1866-1934) est critique d’art et peintre tout comme le jeune Duncan Grant (1885-1978).
À l’exception de Thoby Stephen, de Clive Bell et de Duncan Grant, les membres mâles du groupe de Bloomsbury ont été élus Apostle dans la plus prestigieuse et la plus sélective société secrète de Cambridge, la Conversazione Society dédiée aux débats qui pourraient se comparer à nos actuels concours d’éloquence avec un doigt de décalage british en plus.
Lors des séances du 46, Gordon Square, les amis Cambridgiens de Thoby discutent de sujets très austères, inspirés par la philosophie novatrice de leur maître de Cambridge, le professeur E.G. Moore qui vient de publier ses Principia Ethica. Cet ouvrage s’interroge notamment sur la différence entre l’éthique et la morale et questionne les fondements du « bon », du « bien » et du « beau ». Ils ne le savent pas encore, mais cette approche annonce la philosophie analytique que développeront les collègues Cambridgiens de Moore, notamment Bertrand (« Bertie ») Russell et Ludwig Wittgenstein (tous Apostles) avant de s’imposer comme un des grands mouvements philosophiques du siècle.
C’est sans doute le caractère « révolutionnaire » et libérateur de cette philosophie qui séduit Bloomsbury. Elle conforte leurs convictions agnostiques, pacifistes, progressistes et libérales (notamment en matière de mœurs).
Assez vite les discussions sérieuses s’estompent et se détendent. Elles laissent la place à un réseau d’amitié et de collaborations qui n’exclut pas les relations amoureuses, homo- ou hétérosexuelles, y compris au sein du groupe. À La mort de Thoby, Vanessa épouse Clive Bell (qui aurait certainement préféré épouser Virginia). Malgré leurs deux enfants, Julian (1908-1936) et Quentin (1910-1996), Clive collectionne les aventures et laisse Vanessa poursuivre sa propre vie amoureuse sans pour autant rompre formellement. Vanessa devient la maîtresse de Roger Fry puis de Duncan Grant avec lequel elle aura une enfant, Angelica (qui se croira longtemps la fille de Clive). De son côté, Virginia qui peine à se résigner au mariage, se résout à épouser en 1912 un autre Bloomsburien tout juste revenu de son poste d’administrateur colonial à Ceylan, Leonard Woolf.
Les réseaux d’influence de Bloomsbury
La sphère d’influence de Bloomsbury ne se limite pas à la douzaine d’intellectuels du noyau originel. Beaucoup d’autres personnalités en sont ou en seront proches.
Des liens sont ainsi maintenus avec Cambridge et la Conversazione Society. Quelques-uns de ses grands intellectuels qui partagent les mêmes valeurs, comme Bertrand (« Bertie ») Russell, resteront très proches du groupe (il habitera même un moment à Gordon Square) même s’ils préfèrent rester à la périphérie.
Bloomsbury bénéficie de l’apport, parfois encombrant, de la famille Strachey. Lytton introduit ses frères et sœurs – il en a neuf – dont James (1887-1967), traducteur et ami de Freud, et Dorothy (1865-1960) romancière, épouse du peintre français Simon Bussy, traductrice et grande amie d’André Gide.
Le « salon » londonien de Lady Ottoline Morrell et sa gentilhommière de Garsington, près d’Oxford, sont d’autres lieux pour fréquenter le groupe de Bloomsbury. Cette aristocrate, mécène et bisexuelle est l’épouse d’un député libéral dans un mariage déclaré « ouvert ». Elle fréquente et inspire de nombreux intellectuels qui sont souvent aussi ses amants (es) comme Bertrand Russell, Roger Fry, Aldous Huxley, Dorothy Bussy, Dora Carrington, D.H. Lawrence. Elle soutient financièrement les expositions de Roger Fry sur les postimpressionnistes autour de peintres que les Anglais ignorent comme Cézanne, Monet, Gauguin, Van Gogh, Matisse et le jeune Picasso (Clive Bell serait le premier anglais à posséder une toile du peintre catalan !). Lady Ottoline soutient aussi les ballets russes de Diaghilev dont s’entiche Bloomsbury. En 1925, Keynes épousera une de ses plus célèbres danseuses, Lydia Lopokova (1892-1981) qui aura néanmoins bien du mal à se faire reconnaître dans le groupe.
Les relations amicales, souvent amoureuses et avec des formes géométriques variées, contribuent aussi à élargir la périphérie de Bloomsbury. La liaison de Virginia Woolf et de Vita Sackville-West (1892-1962) est sans doute la plus célèbre. David « Bunny » Garnett (1892-1981), éphémère amant de Duncan Grant, s’intégrera lui aussi au groupe et Lytton Strachey entrera dans un triangle amoureux avec la peintre Dora Carrington (1893-1932) et son mari Ralph Partridge (1894-1960).
Ce dernier travaille d’ailleurs dans un autre haut lieu de l’influence bloomsburienne, Hogarth Press. Cette maison d’édition, qui imprime ses livres sur une vieille presse, a été fondée en 1917 par Virginia et Leonard Woolf pour accueillir leurs propres œuvres, celles de Bloomsbury et de leurs proches. Hogarth publiera aussi des auteurs étrangers notamment quelques grands auteurs russes (Tolstoï, Dostoïevski, Gorki…), Rilke ou Garcia Lorca. Hogarth Press sera la première maison d’édition à publier Freud, grâce à James Strachey et son épouse Alix (1892-1973) ainsi que Katherine Mansfield et T.S. Eliot installés en Angleterre (Eliot sera aussi le banquier de Keynes…). Il est vrai qu’Hogarth Press refusa de publier le Ulysse de James Joyce…
Certains membres du groupe de Bloomsbury, dont Maynard Keynes et Leonard Woolf se lient à George Bernard Shaw (1856-1950) et aux époux Webb, Sidney (1859-1947) et Beatrice (1858-1943), fondateurs de la Fabian Society. Ce cercle de réflexion progressiste, socialisant et pacifiste inspire le Labour auquel adhère Leonard mais pas Maynard, fidèle au Parti libéral. Les époux Webb avaient également fondé en 1895 la London School of Economics.
B. Russell à gauche, Keynes au centre, Lytton Strachey à droite, 1915. Foto National Portrait Gallery.
Pacifisme et Première Guerre mondiale.
Un des mérites de Bloomsbury est d’avoir fait connaître à l’Angleterre des écrivains et des artistes, anglais ou étrangers devenus des classiques. Mais l’influence des bloomsburiens sur la politique en général, et la politique internationale en particulier est souvent négligée.
Le pacifisme de Bloomsbury, n’aurait pas eu de grandes conséquences si cet engagement philosophique et politique n’avait pas été défié par l’histoire. Lorsque le groupe se forme l’Angleterre n’a plus participé à une guerre continentale depuis Napoléon. Cette paix considérée comme éternelle rendait le pacifisme d’autant plus facile à proclamer qu’il n’avait pas de conséquences pratiques.
Cette insouciance prend fin en 1914 avec l’engagement de l’Angleterre dans la guerre. Bloomsbury n’adhère pas à la liesse populaire. Toutefois, la situation ne deviendra vraiment inconfortable qu’en 1916, lorsque la conscription sera rendue obligatoire.
Aucun membre du cercle étroit de Bloomsbury ne fera la guerre. Leonard Woolf est réformé tout comme Lytton Strachey qui passera une bonne partie de la guerre à Garsington. E.M. Forster est recruté par la Croix rouge à… Alexandrie. Les autres hommes du groupe obtiendront le statut d’objecteur de conscience qui les oblige à servir la nation en travaillant dans les champs. Clive Bell se fait embaucher par Lady Ottoline à Garsington. Duncan Grant et son amant David Garnett, s’installent avec Vanessa Bell et ses fils dans la ferme que Virginia Woolf leur a dénichée. Malgré son inconfort, Charleston, près de Firle (Sussex) sera leur refuge avant de devenir une annexe campagnarde et accueillante de Bloomsbury.
Maynard Keynes, quant à lui, a été recruté en 1915 par le Trésor. Il conseille le gouvernement sur le financement de la guerre et les indemnités qui seront demandées plus tard à l’Allemagne. Si, en bon libéral, Keynes, tout comme « Bertie » Russell, considère la conscription comme un abus de pouvoir de la part de l’État, il utilise vis-à-vis du gouvernement qui l’emploie un argument qui relève de sa fonction : l’économie a besoin de bras sans lesquels l’Angleterre devrait se mettre sous la dépendance financière des Etats-Unis et beaucoup d’hommes seront plus utiles dans les champs et les usines que sur les champs de bataille. Bien que son poste l’exempte de toute obligation militaire, il engage une procédure superflue pour obtenir le statut d’objecteur de conscience. Peut-être songeait-il alors à démissionner ce qui lui aurait fait perdre son exemption.
En décidant finalement de rester au service du Trésor, Keynes se brouille avec ses amis de Bloomsbury, tout particulièrement avec Clive Bell qui continue à soutenir un pacifisme absolu et qui reproche à Maynard son engagement auprès d’un gouvernement belliciste. Clive Bell avait publié dès 1915 Peace at Once, un pamphlet à contretemps qui prônait une paix séparée et négociée avec l’Allemagne ce qui supposait que l’Allemagne avait elle aussi la volonté de négocier… Cette brouille n’empêchera pas Keynes de rejoindre fréquemment Vanessa Bell et Duncan Grant à Charleston où une chambre lui est réservée.
Néanmoins, Keynes n’a pas besoin des saillies de Clive Bell pour douter, tout particulièrement lorsque David Lloyd George succède le 5 décembre 1916 à Herbert Asquith (par ailleurs un ami des Morrell et un familier de Garsington).
L’objection de conscience est très fermement soutenue par Bertrand Russell : « ce sont les objecteurs de conscience qui forment le noyau de la civilisation future. » Le pacifisme du philosophe, est avant tout moral ce qui peut le conduire à admettre des guerres justifiées par une morale supérieure. Cette modération toute relative de Russell ne l’empêchera pas de passer six mois dans la prison de Brixton pour des articles qui avaient déplu au gouvernement. Du même coup, le futur Prix Nobel de littérature, perdra aussi son poste au Trinity College de Cambridge.
D’autres pacifistes ont été plus loin dans les exceptions au pacifisme intégral. Ainsi l’écrivain H.G. Wells (1866-1946) qui, sans être un « proche » de Bloomsbury, entretient des liens amicaux avec Keynes et Leonard Woolf, défend l’entrée en guerre de l’Angleterre. Le titre de son livre publié fin 1914, The War That Will End War, deviendra le socle d’une idée qui se propagera et finira même par s’imposer, celle de la der des ders. La guerre est acceptable si elle permet d’en finir avec les guerres. Russell n’en trouvera pas moins cette idée « absurde ».
Construire la paix.
Pour Goldsworthy (« Goldie ») Lowes Dickinson (1862-1932), construire la paix exige au préalable de comprendre la guerre. Moins connu que Russell, Dickinson coche les mêmes cases : Apostle, lié au groupe de Bloomsbury et aux Morrell, il avait noué une amitié amoureuse (mais unilatérale) avec Roger Fry lorsqu’il était son étudiant et une autre (sans doute partagée) avec E.M. Forster qui, après sa mort, écrira sa biographie. Dans After the War (1915), il propose la création d’une « Ligue de la paix » – qui deviendra vite une « Ligue des nations » –. Cette organisation serait chargée de l’arbitrage et de la conciliation entre les pays. De manière plus originale, il met en cause la responsabilité de la diplomatie secrète. L’impossibilité de la guerre serait accrue si les questions de politique étrangère étaient connues et contrôlées par l’opinion publique. Son ouvrage suivant, The European Anarchy (1916) rejette les idées, très répandues en Angleterre, que la guerre aurait été causée par le militarisme et l’agressivité de l’Allemagne, ou par la dynamique expansionniste de l’impérialisme. Pour lui, c’est la structure « anarchique » du système international qui ferait de la guerre une maladie, déclarée ou larvée. Les États s’engagent dans l’affrontement pour dominer tous les autres. Pour Dickinson du fait de cette anarchie et faute d’un ordre international qui serait incarné par une Ligue des nations, la guerre serait un état permanent. Dickinson, associé à Lord Bryce, fonde le Bryce Group qui deviendra la League of Nations Union et influencera le Parti libéral au pouvoir.
Parallèlement, à la demande de la Fabian Society, Leonard Woolf rédige deux rapports regroupés sous le titre de International Government (1916) avec une introduction de George Bernard Shaw. Comme le souligne clairement le titre du premier texte Prevention of War il s’agit bien de construire un système qui éviterait le retour des guerres. Le deuxième rapport pose les bases d’une organisation qui irait plus loin que celle imaginée par Dickinson. Ce serait une structure permanente et « supernationale » qui coordonnerait les organisations et les traités existants. Elle serait, ouverte à tous, y compris aux pays vaincus. Un conseil des huit grandes puissances serait créé. Le rapport de Leonard Woolf sera bien accueilli par l’influente Fabian Society et par le Labour.
Ainsi le Parti libéral via Dickinson et le parti travailliste, via Woolf, tous les deux Bloomsburiens, contribuent à influencer les idées qui, espèrent-ils, devraient inspirer l’après-guerre. Dans quelle mesure ont-elles influencé les fameux quatorze points que le Président Wilson veut faire accepter par les Alliés ?
La League of Nations Union britannique était en contact avec une organisation américaine similaire, The League to Enforce Peace de l’ancien Président Taft et du leader républicain, Cabot-Lodge. Comme ce sont des adversaires politiques du Président démocrate Woodrow Wilson, celui-ci préfère confier à son mentor et conseiller, Edward House, et au journaliste Walter Lippmann le soin de réunir un groupe d’universitaires. Leurs propositions deviendront les fameux 14 points du discours prononcé par le Président au Congrès le 8 janvier 1918 et qui sont censés structurer la future Conférence de la paix.
Lippman avait lui-même été très influencé par la Fabian Society et avait publié dans son journal New Republic des articles de Lord Bryce et de George Bernard Shaw. Il est donc probable que, par son intermédiaire, les travaux de Dickinson et de Woolf aient inspiré certains des 14 points de Wilson. Si le principe d’une Ligue des nations, peut se réclamer de plusieurs influences, le premier point sur le bannissement de la diplomatie secrète doit sans doute beaucoup à « Goldie » Dickinson.
« Les Conséquences économiques de la paix »
Maynard Keynes représente le Trésor britannique à la Conférence de la paix de Paris. Les espoirs portés par les 14 points et par le Président Wilson qui adopte la posture du conciliateur sont rapidement déçus. En désaccord avec la tournure des négociations, il démissionne de son poste et quitte la France le 7 juin, quelques semaines avant la signature du Traité de Versailles, le 28 juin. Il retrouve sa chambre de Charleston pour y écrire Les conséquences économiques de la paix qui, publié fin 2019, deviendra un succès de librairie mondial et la source de très vives polémiques.
Le livre commence par des portraits merveilleusement écrits (l’influence de Lytton Strachey ou de Virginia Woolf, peut-être) qui ne laissent pas indemnes Wilson, Clémenceau et Lloyd George. Au-delà de leur personnalité, il met à plat les objectifs des protagonistes et leur stratégie lorsqu’ils en ont une, ce qui n’est manifestement pas le cas de Woodrow Wilson qui, arrivé comme le sauveur – « Jésus-Christ » selon Lloyd George (Clémenceau étant « Napoléon ») – retournera aux Etats-Unis, solitaire et déprécié [1] après un séjour de six mois à Paris où il aura trouvé le moyen de se brouiller avec ses plus proches conseillers (dont House).
Il ne s’agit pas de revenir sur les polémiques de plus ou moins bonne foi, que l’essai a suscité, notamment aux Etats-Unis et en France (Bainville, Mantoux père et fils). La discussion portait essentiellement sur la capacité de l’Allemagne de payer aux alliés des dédommagements jugés excessifs par Keynes, mais considérés comme justifiés et raisonnables pour ses opposants. De fait, l’Allemagne ne les paiera pas.
L’intention de Keynes n’était pas de condamner le principe du traité, ni même celui des dédommagements, mais de l’amender pour le rendre soutenable. Au-delà de la question des « réparations » il est vrai que les autres propositions de Keynes sont plus radicales. Comme son ami Leonard Woolf, il prône la réconciliation plutôt que la punition en estimant, à l’inverse de Clémenceau, que la ruine de l’ennemi, loin de garantir la paix préparerait les guerres futures. Cette empathie « germanophile » (une grave insulte) sera considérée par ses opposants français comme une trahison !
Keynes craint que le Traité ne crée une instabilité politique et économique qui profiterait aux forces réactionnaires ou aux communistes. Il propose ainsi de compléter les dispositions du Traité par des mesures qui, a posteriori, évoquent ce que sera, après la Seconde Guerre mondiale, le Plan Marshall, la CECA et les communautés européennes. À l’inverse, se polarisant sur ce qu’il rejette, il évoque peu ce qu’il approuve comme la future Société des Nations (SDN) qui constituait le sujet principal de « Goldie » Dickinson et de Leonard Woolf. Mais personne ne pouvait alors imaginer que, du fait de l’entêtement de Wilson, qui ne voulait rien lâcher aux Républicains, les Etats-Unis ne ratifieraient pas le Traité et ne participeraient pas à l’organisation qu’ils avaient voulue.
Dans l’essai de Keynes, l’analyse de la paix ne relève pas seulement du droit international, de la diplomatie et de la stratégie militaire mais aussi de l’économie ce qui est novateur. Comme il l’écrit non sans une certaine rancœur : « Les réparations furent leur principale incursion dans le domaine économique et ils réglèrent cette question comme un problème de théologie [Wilson], de politique [Clémenceau] et de tactique électorale [Lloyd George], - s’occupant de tous les points de vue, sauf de celui de l’avenir économique des États dont ils avaient en mains la destinée. »
Au-delà d’une austère comptabilité, Keynes ne se contente pas de critiquer le montant prévu des dédommagements. Il montre aussi que les pays concernés auront d’autant moins de chances d’être payés que les mesures très restrictives imposées à l’économie allemande pèseront sur ses ressources, donc sur sa solvabilité. Pour Keynes la volonté de Clémenceau de « régler l’écrasement économique de leur ennemi vaincu » contredit la volonté de son ministre des Finances Louis-Lucien Klotz (auteur de l’expression « l’Allemagne paiera ») obsédé par la manne des réparations qui réglerait sans douleur les problèmes budgétaires de la France. Les deux exigences se contrediraient et mèneraient le Traité dans une impasse. D’ailleurs, si l’histoire a retenu les critiques adressées à Clémenceau, c’est surtout à Klotz, politicien oublié, qu’il impute la responsabilité des réparations excessives.
Keynes n’a pas seulement traité de la spécificité d’une économie de guerre, mais aussi d’une économie d’après-guerre. Il ne l’oubliera pas une vingtaine d’années plus tard dans son How to Pay for the War(1940) où il montrera que la guerre impose des mesures exactement inverses de celles qu’il avait recommandées quatre ans plus tôt dans sa General Theory pour une économie en récession. On trouve aussi dans son essai une réflexion sur le système monétaire qui annonce sa contribution, vingt-cinq ans plus tard à la création du FMI et de la Banque mondiale lors de la Conférence de Bretton Woods.
Le défi des années 1930
La crise économique et le chômage de masse, l’échec de la Société des Nations, l’isolationnisme américain, la montée des fascismes et la montée en puissance de l’URSS attisent la crainte d’une nouvelle guerre aux contours encore imprécis. Dans un premier temps, Bloomsbury reste relativement éloigné de ces inquiétudes et Virginia Woolf peut jouir de sa reconnaissance internationale (elle manque de peu le Nobel finalement attribué à Pearl Buck). Les Woolf, avec une certaine inconscience, voyagent dans l’Allemagne nazie malgré la judéité de Leonard.
Bloomsbury doit pourtant affronter une radicalité inédite. Des intellectuels qui lui sont proches comme George Bernard Shaw, les époux Webb et H.G. Wells ne cachent pas leur admiration pour Staline. À Cambridge, les étudiants rejettent les idées de Keynes au profit d’un marxisme mal digéré. De nombreux enseignants, comme Maurice Dobb ou Alistair Watson militent au Parti et les Apostles recrutent de plus en plus d’étudiants influencés par le marxisme stalinien. La publication de la General Theory en 1936, est certes une réponse à la crise et au chômage de masse mais c’est aussi, pour Keynes, une tentative de reconquête de son influence contre le marxisme qu’il voit comme une religion sans fondements scientifiques sérieux.
Peut-on rester pacifiste en appelant une révolution qui aura toutes les chances de ressembler à une guerre ? Est-ce la meilleure façon de faire barrage au fascisme ? Si la réponse apportée est simple, pour ne pas dire simpliste, elle suffit à convaincre de très nombreux intellectuels de Cambridge et d’ailleurs : puisque le capitalisme pousse à la guerre, l’abattre garantirait la paix. Certes, ce pacifisme révolutionnaire n’est pas vraiment nouveau (le « capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ! » selon la phrase célèbre de Jaurès) mais il suffit aux communistes staliniens pour faire glisser cette antienne de la gauche vers un soutien à l’URSS et à Staline. Les puissances capitalistes et l’odieuse Amérique préféreront toujours combattre le communisme plutôt que le fascisme avec lequel ils pourraient même s’allier. Dès lors, existe-t-il d’autres remparts au fascisme que l’URSS ?
Un de ces étudiants radicaux est le jeune poète Julian Bell, fils aîné de Clive et de Vanessa Bell, neveu de Virginia Woolf, héritier putatif de Bloomsbury, entré en 1928 à Cambridge grâce à Keynes qui facilitera son élection comme Apostle. Il participe à la grande manifestation pacifiste de Cambridge de 1933, discrètement contrôlée par le Parti communiste. Tout comme le groupe des jeunes poètes d’Oxford (Auden, Isherwood, Spender, Day-Lewis, ) ses poèmes et introduisent dans leurs vers les horreurs du capitalisme et de la guerre qu’il est censé causer pour rétablir les profits. Julian Bell est extrêmement déçu quand, après avoir adressé à « Goldie » Dickinson, un poème très radical, il reçoit comme réponse « je sens au plus profond de moi que si vous publiez ce texte, vous pourriez le regretter plus tard ».
Julian Bell fréquente quelques-uns des communistes les plus convaincus de Cambridge qu’il invite à Charleston. Il sera ainsi très proche de ceux qui resteront célèbres dans l’histoire comme les « espions de Cambridge » (tout particulièrement les deux Apostles, Anthony Blunt et Guy Burgess). Mais si Julian a pu être tenté par le communisme (peut-être même a-t-il été approché pour entrer dans le réseau d’espionnage), il n’a jamais adhéré et son enthousiasme initial s’est vite teinté d’une grande déception. Il en arrive même déplore la place que ces militants ont prise chez les Apostles.
À la demande de David Garnett, Julian Bell publie un recueil de témoignages sur les objecteurs de conscience de la première guerre We Did Not Fight auquel participe, son éditeur, son oncle Adrian Stephen, Bertrand Russell, Harry Pollitt dirigeant du Parti communiste et James Maxton celui de l’Independant Labour Party. Pourtant, dans sa préface à un livre résolument pacifiste, il pose la question évidente que Bloomsbury et la gauche esquivent : comment peut-on s’opposer à la fois à la guerre et à Hitler ? Dès lors, écrit-il, il serait préférable de « prendre la voie de l’action révolutionnaire plutôt que celle de l’objection de conscience ». C’est cette dernière concession qu’il va bientôt abandonner. À son retour d’une mission d’enseignement à l’Université de Wuhan en Chine (où il rencontre des intellectuels chinois très proches de « Goldie » Dickinson) il s’engagera dans la guerre d’Espagne malgré la pression de ses amis, de Bloomsbury et de sa famille. « Je ne suis plus pacifiste » leur oppose-t-il. Il concède seulement à sa mère et à sa tante d’être ambulancier dans une unité médicale anglaise plutôt que combattant ce qui est censé à la fois protéger sa vie et éviter de rejeter l’idéal pacifiste de Bloomsbury.
Cet engagement dans la guerre est moins un reniement qu’une émancipation. Il ose enfin défier sa famille et Bloomsbury qu’il juge incapable de répondre aux terribles défis des années 1930.
Quelques semaines seulement après son arrivée en Espagne, en juillet 1937, Julian Bell est tué d’un éclat d’obus à la bataille de Brunete. Sa mère tiendra à éditer un livre hommage introduit par Keynes, qui contiendra certains de ses derniers textes, notamment une lettre à E.M. Forster qui explique son engagement.
Quelle influence a eu la mort de Julian Bell sur l’attitude de Bloomsbury vis-à-vis de la politique de non-intervention et d’apaisement défendue par le Premier ministre Chamberlain ?
A la mort de son neveu, Virginia Woolf était déjà très avancée dans son essai Les Trois Guinées (1938) qui se voulait pacifiste et féministe sous l’argument principal que puisque le militarisme est l’apanage des mâles, plus de pouvoir politique assuré par les femmes favoriserait la paix. Elle évoque les terribles photographies des victimes de la guerre d’Espagne, mais ces horreurs appuient plutôt son pacifisme qu’elles la convainquent de la légitimité des armes pour les arrêter. Leonard Woolf et Keynes trouveront son livre très mauvais…
Lorsque, dans son journal, Virginia Woolf évoque la mort de son neveu, elle concède que l’Angleterre, sans intervenir physiquement, aurait pu au moins livrer des armes à l’Espagne républicaine comme le font plus ou moins ouvertement les autres puissances malgré la « non-intervention » qu’elles sont censées appliquer (l’Allemagne et l’Italie bien sûr, mais aussi l’URSS).
Le pacifisme conduit donc presque naturellement Bloomsbury et la gauche pacifiste à approuver la politique d’apaisement adoptée par le gouvernement Chamberlain et largement soutenue par la gauche et qui conduira au « lâche soulagement » (Blum) des accords de Munich. Même pour les pacifistes « modérés », faire la guerre à un pays qui ne vous agresse pas directement, n’entre pas spontanément dans la catégorie des guerres légitimes.
Ainsi, Clive Bell, malgré ou à cause de la mort en Espagne de son fils, persiste à prôner un pacifisme absolu qui le pousse vers la droite. Autrefois progressiste, il affirme de plus en plus ses penchants réactionnaires, antisémitisme inclus. Il verra dans Chamberlain le meilleur Premier ministre possible et publiera en 1938 un pamphlet War Mongers, hostile à tout engagement militaire : « la pire des tyrannies vaut mieux que la meilleure des guerres » (ce qui n’est pas sans rappeler le « plutôt rouge que mort » des pacifistes allemands lors de la crise des euromissiles).
La position de Keynes a donné lieu à des malentendus. Il n’avait jamais soutenu le principe d’autodétermination du Traité de Versailles et le démantèlement des Empires est-européens qui agrégeaient des nationalités vouées à devenir minorités. Néanmoins, si le premier souci du pacifiste Keynes est d’éviter la guerre, il ne croit pas que l’apaisement soit la meilleure façon d’y parvenir car elle serait inévitablement interprétée comme un aveu de faiblesse. Comme Anthony Eden et Winston Churchill, il mise sur le réarmement, la constitution d’une alliance avec les Etats-Unis et l’URSS et une plus grande fermeté à l’égard des Nazis. Il considère qu’Hitler avait bluffé sur la Tchécoslovaquie et que Munich ne s’imposait pas.
La fin de Bloomsbury
La guerre va mettre définitivement fin à l’influence du groupe de Bloomsbury et, d’une certaine manière, à leur pacifisme (avec une grande ambiguïté pour Clive Bell). Comment refuser la guerre quand les troupes allemandes risquent de débarquer sur les côtes anglaises là où, justement, s’est réfugiée une partie de Bloomsbury, chez Vanessa à Charleston, chez les Woolf à Rodmell, chez les Keynes à Tilton. Virginia Woolf est convaincue, à raison d’ailleurs, qu’elle est sur la liste des personnalités à abattre. Son frère, Adrien Stephen, qui fut objecteur de conscience s’engage à cinquante-sept ans dans une unité médicale.
Symboliquement, si Gordon Square échappe aux dégâts du Blitz, les bombardements n’épargnent pas les autres « squares » de Bloomsbury. Les appartements des Woolf et l’atelier de Vanessa Bell et de Duncan Grant sont détruits. Le suicide de Virginia Woolf, en mars 1941 est un autre symbole.
Cet effacement n’empêchera nullement Keynes, malgré sa santé fragile, de reprendre la fonction de négociateur qu’il n’avait pas tenue depuis près de 25 ans. À l’occasion de six voyages épuisants, Il négociera des prêts de la part des Etats-Unis et tentera, à Bretton Woods, de rattraper certaines des occasions manquées du Traité de Versailles.
La guerre en Ukraine déclenchée par la Russie a rappelé que, malgré l’effondrement de l’URSS, l’Europe pouvait redevenir un champ de guerre. Les comparaisons historiques sont toujours délicates, mais le lecteur trouvera sans doute dans les débats passés – qui associèrent, modestement mais significativement, certains membres du groupe de Bloomsbury – une certaine continuité avec les débats d’aujourd’hui.
Jean-Marc Siröen, le 25 septembre 2022
Un lien a été introduit dans le texte pour les textes cités accessibles sur le web. Il existe une littérature vaste et variée sur Bloomsbury. Je citerais le journal de Virginia Woolf et parmi les nombreuses biographies de l’écrivaine, la première, écrite par son neveu Quentin Bell (le frère de Julian). Quentin Bell a également écrit un livre témoignage Bloomsbury Recalled (non traduit). En ce qui concerne Keynes, l’austère biographie de Skidelsky est incontestablement la plus exhaustive. La biographie de référence sur Julian Bell est l’ouvrage de Stansky et Abrahams Julian Bell. From Bloomsbury to Spanish Civil War (non traduit). Sur la Conférence de la paix, on trouvera un complément dans Dr Melchior. Un ennemi vaincu, un des deux textes de Keynes réunis dans Deux souvenirs. De Bloomsbury à Paris. Je ne peux évidemment pas m’empêcher de citer mon récit « Mr Keynes et les extravagants » (3 tomes) d’une écriture plus légère sur la forme mais finalement assez sérieuse sur le fond et qui, je l’espère, ouvre le point de vue que l’on peut avoir sur Keynes, Bloomsbury et la terrifiante première moitié du XX° siècle.
Mots-clés
économie et histoiregéoéconomie
géopolitique
gouvernance
humiliation
puissance
Questions de « sens »
Relations internationales
sécurité et liberté
Société
Allemagne
Etats-Unis
Europe
France
Notes
[1] Voir Patrick Weil, Le Président est-il devenu fou ?, Grasset, 2022.
HISTOIRE D’UNE RÉSILIENCE. Recension : Japon, l’envol vers la modernité, ouvrage de P.A. Donnet
LA RUSSIE A-T-ELLE LES MOYENS DE VAINCRE EN 2024 ? Michel FOUQUIN
JACQUES DELORS, L’EUROPEEN. Par Jean-Marc SIROËN
LE GEOINT MARITIME, NOUVEL ENJEU DE CONNAISSANCE ET DE PUISSANCE. Philippe BOULANGER
INTERDÉPENDANCE ASYMÉTRIQUE ET GEOECONOMICS. Risque géopolitique et politique des sanctions
VERS DES ÉCHANGES D’ÉNERGIE « ENTRE AMIS » ? Anna CRETI et Patrice GEOFFRON
LA FIN DE LA SECONDE MONDIALISATION LIBÉRALE ? Michel FOUQUIN
DE LA FRAGMENTATION À L’INSTALLATION D’UN « DÉSORDRE » MONDIAL (I)
DE LA FRAGMENTATION À L’INSTALLATION D’UN « DÉSORDRE » MONDIAL (II)
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A propos d´un billet de Thomas Piketty
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