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LES GRANDS PROJETS D’INFRASTRUCTURES DE TRANSPORT SONT-ILS FINIS ? R. Gerardi

mercredi 18 décembre 2019 Romain GERARDI

Dans l’article ci-dessous, Romain Gerardi (1) nous propose de comprendre, pourquoi les grands projets d’infrastructures, qu’ils soient routiers, ferroviaires ou aéroportuaires sont bien souvent abandonnés. Son hypothèse : ces projets emblématiques d’une phase historique, ayant débuté au milieu du vingtième-siècle sur les décombres de la deuxième guerre mondiale, est un moment de l’histoire de la politique des transports, aujourd’hui largement révolue. Des raisons multiples sont à l’oeuvre bien sûr : rupture des anciennes logiques keynésiennes au profit des logiques multimodales et de la demande du quotidien, abandon de la pratique de l’adossement routier, problème de financement (cf transport ferroviaire), insuffisances institutionnelles et des effets structurants, nouveau modèle de contestation etc.... En s’appuyant sur des exemples actuels, R. Girardi évoque les réactions sociales et l’évolution du discours politique qui révèlent ce bouleversement : « grand projet », mobilité durable, hyper-mobilité... Nul doute que, ceux que certains appellent « les éléphants blancs » (inefficaces économiquement ou échecs techniques) sous d’autres contrées, n’ont pas tous disparu, la logique des grandes infrastructures - (d’offre économique) - s’est profondément modifiée. P.L

(1) Diplômé faculté de Droit, Université Jean Moulin, Lyon 3 et Sciences Po Lyon (a effectué une mission auprès du Cabinet de Brune Poirson, secrétaire d’Etat auprès du ministère de la Transition écologique et solidaire)

LES GRANDS PROJETS D’INFRASTRUCTURES DE TRANSPORT SONT-ILS FINIS ?

Le projet de construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a rejoint en janvier 2018 la liste des grands projets d’infrastructures abandonnés par décision politique du chef de l’Etat (1). Ces grands projets, abandonnés ou actuels, sont les projets d’infrastructures les plus conséquents et les plus emblématiques des projets d’infrastructures français. L’Autorité environnementale du Conseil Général de l’Environnement et du Développement durable, organisation publique chargée de donner des avis publics sur les évaluations des impacts des grands projets sur l’environnement, précise que les « projets les plus importants », « notamment ceux dont le coût hors taxes dépasse 83 millions d’euros », sont définis par décret (2)

Dans le domaine des transports, les grands projets concernent généralement des infrastructures de transport collectif tel que le transport aérien, avec l’exemple de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, ou le transport ferroviaire, avec le projet de construction de la ligne à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Dax-Espagne, dite GPSO (Grand projet ferroviaire du Sud-Ouest). Les infrastructures de transport individuel ne sont cependant pas en reste si l’on pense notamment aux projets de construction d’autoroutes, tel que le projet de liaison autoroutière A45 entre Lyon et Saint-Etienne ou le contournement autoroutier de Strasbourg. Ces grands projets constituent le plus souvent des maillons de réseau européen, à l’image de la ligne GPSO ou de la LGV Lyon-Turin.

L’objectif de cet article est d’interroger l’avenir de ces grands projets d’infrastructures de transport français à l’aune de l’évolution de la politique française des transports. Notre hypothèse est que les grands projets d’infrastructure sont emblématiques d’une phase aujourd’hui révolue de la politique des transports, ayant débuté au milieu du vingtième-siècle sur les décombres de la deuxième guerre mondiale.

LA LENTE EROSION DE LA POLITIQUE DE PLANIFICATION DES GRANDS PROJETS D’INFRASTRUCTURES DE TRANSPORT

Consistant en la planification de grands projets d’infrastructures dans un objectif d’aménagement du territoire (3), cette politique d’inspiration keynésienne reposait sur trois piliers qui s’érodent peu à peu depuis le milieu des années 1990. La construction des grands projets d’infrastructures reposait d’abord sur des schémas directeurs, instruments d’action publique définis comme des programmes cohérents de planification des infrastructures de transport à un horizon de 15 ou 20 ans (Crozet, 2017) visant à « assurer la cohérence à long terme des réseaux définis pour les différents modes de transport »(4). La France a connu son « âge d’or » des schémas directeurs au milieu des années 1990 après que la loi ait rendu cette logique planificatrice systématique (Crozet, 2017). Avec le développement d’une approche multimodale (5), les schémas directeurs - sectoriels et unimodaux - ont disparu au profit de schémas multimodaux de services collectifs de transport de voyageurs et de marchandises. Leur objectif est de répondre aux besoins de mobilité des populations, des territoires et de l’économie dans une perspective de développement durable (Duron, 2017). La loi exige aussi que tout grand projet d’infrastructure soit compatible avec ces nouveaux schémas et qu’il adopte, en conséquence, une perspective multimodale, en rupture avec les anciens schémas directeurs (6) .

La construction de grands projets d’infrastructures reposait ensuite sur un modèle de financement aujourd’hui à bout de souffle. Accusée d’avoir pendant longtemps alimenté une fuite en avant pour l’extension des réseaux d’infrastructures (Crozet, 2017), la pratique de l’adossement routier a d’abord été abandonné (7). Les nouvelles sections d’autoroutes et non rentables étaient jusqu’alors financées par les péages prélevés sur les sections plus anciennes et rentables par un système de subventions croisées (Oudin, 2002). Parallèlement à l’abandon de l’adossement autoroutier, les années 1990 ont ensuite enregistré une baisse importante des investissements publics, notamment dans le secteur des transports (Guérin, 2019). L’investissement ferroviaire a par exemple diminué de moitié entre 1992 et 2001 tandis que les moyens du budget de l’Etat alloués au transport routier ont chuté de près de 22% sur la période 1996-2001 (Demons, 2017).

En 2015, la France n’investissait au final plus que 0,778% du PIB pour le financement de ces infrastructures, ce qui est insatisfaisant pour le Forum international des transports qui recommande de consacrer au moins 1% du PIB aux investissements dans les infrastructures de transport. Enfin, les fragilités de l’Agence de financement des infrastructures de transports (AFITF) participent de l’essoufflement du modèle classique de financement des infrastructures de transports (Crozet, 2017). Aucune des recettes qui lui furent affectées durant les dix premières années de son existence n’a résisté aux vicissitudes politiques alors même que sa création en 2004 répondait à la nécessité d’apporter et de sanctuariser les financements aux projets réalisés ou confinés par l’Etat (Duron, 2016). La Commission Mobilité 21 constatait aussi en 2013 « que l’enveloppe des ressources de l’AFITF ne permettait pas « à la fois la poursuite des grands projets » et « l’indispensable préservation et modernisation des réseaux » (8).

Au développement d’une perspective multimodale et à l’essoufflement du modèle de financement, s’ajoute la mise en cause au début des années 1990 d’une croyance qui a longtemps animée les promoteurs de grands projets d’infrastructures de transports : les effets structurants du transport (Offner, 1993). Largement partagée par les élus et les grandes entreprises du secteur, cette croyance veut que le développement d’une offre nouvelle entraîne des transformations spatiales, sociales ou économiques. Elle se manifeste notamment par les batailles que mènent les élus locaux afin que leurs villes disposent de l’atout prétendument suprême représenté par une gare TGV, un échangeur routier, un tramway ou un rond-point. De nombreuses études empiriques ont cependant montré que tout nouvel équipement n’entraîne pas forcément la création de plus de zones d’activités, de sièges sociaux, de commerces, d’habitants, de clients, de touristes, d’étudiants, de chiffre d’affaires, de plus-value immobilière. Les analyses des effets de l’arrivée d’une nouvelle infrastructure de transport permettent seulement de souligner un processus d’amplification et l’accélération des tendances préexistantes.

LA MONTEE D’UNE CONTESTATION SOCIALE A L’EGARD DES « GRANDS PROJETS INUTILES IMPOSES »

En plus d’être menacés « de l’intérieur » par une politique des transports évoluant en leur défaveur, les grands projets font l’objet d’une contestation sociale grandissante par une partie de la population, illustrée par la construction au début des années 2010 de la figure des « grands projets inutiles imposés » (GPII). Issue de l’expression belge « grands travaux inutiles », utilisée pour la première fois en 1986 par le journaliste Jean-Claude Defossé puis dans son petit Guide des grands travaux inutiles publié 1990 (9), la figure des GPII apparait en France au début des années 2010 lors de la contestation du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Celui-ci devient rapidement le symbole GPII, au côté ensuite du barrage de Sivens, de la Ferme des mille vaches ou de la ligne ferroviaire Lyon - Turin. L’expression apparaît à partir de l’été 2013 dans les médias sous forme de citation. Le Monde publie par exemple en juillet 2013 sur son site internet un visuel interactif du Tour de France des « grands projets inutiles » (10). Le média écologiste Basta ! a réalisé lui sur son site internet un « tour d’horizon de ces chantiers pharaoniques »(11) tandis que le Reporterre a produit « une carte actualisée de cette déferlante de béton »(12). L’expression est également utilisée par plusieurs partis politiques de gauche, tels qu’Europe Ecologie Les Verts (13) ou le Parti pour la décroissance (14). Elle fait enfin l’objet d’un ouvrage, paru en juillet 2013 : Le Petit Livre noir des grands projets inutiles (15).

Que ces projets concernent des infrastructures privées ou publiques, ils donnent à chaque fois lieu à une contestation nouvelle « de grande ampleur, agissant dans la durée et à fort impact, avec une jonction entre les riverains et des militants ou opposants extérieurs, nationaux et européens, entre les écologistes et la mouvance altermondialiste »(16), (Guibert, 2013). Ils sont qualifiés de « grands » compte tenu de leur démesure, de leurs impacts négatifs sur l’économie et l’environnement. Le qualificatif d’« inutile » pose immédiatement le débat sur la question des besoins des populations et donc sur la définition de l’intérêt général (Sébastien, 2018). L’adjectif « imposé » a lui été ajouté pour signifier que les promoteurs de ces grands projets tentent souvent un passage en force sur les territoires sans véritable concertation locale. Loin d’être la manifestation du phénomène nimby, ces actions politiques nouvelles visent également à « décrypter des conflits d’intérêts qui pourrait exister derrière ces projets, leur coût très élevé pour la communauté, leur nécessité tout à fait non pertinente, et de rappeler à l’inverse l’importance de l’attachement citoyen au territoire » (Fleury, 2018).

Les sites des grands projets d’infrastructures constituent des terrains si fertiles aux oppositions qu’ils sont à l’origine d’un nouveau modèle contestataire : les « zones à défendre » (ou ZAD) (Subra, 2017) (17). Le terme a été inventé par les premiers occupants de Notre-Dame-des-Landes à partir d’une procédure prévue par le code de l’urbanisme, la zone d’aménagement différé. Sur les sites de ces projets contestés se sont en effet installés des opposants plus ou moins nombreux qui veulent empêcher par leur présence le démarrage des travaux. Les différentes ZAD ont en commun un même mode opératoire – l’occupation permanente du site – et le fait de mobiliser des militants appartenant à la mouvance altermondialiste. Si le phénomène reste limité à une dizaine de cas au plus fort du mouvement en 2013-2014, à comparer au nombre bien plus important de projets contestés (18) et semble en recul après l’évacuation de la moitié de ces ZAD en deux ans (juillet 2013-août 2015), dont celle de Sivens, il est très médiatisé et l’État ne sait pas comment le traiter (Subra, 2017).

L’APPARITION D’UNE HIERARCHISATION DES GRANDS PROJETS D’INFRASTRUCTURES

La montée de la contestation sociale à l’égard des GPIII fut concomitante de l’intégration par la politique des transports de l’impératif naissant du développement durable avec les deux lois adoptées en 2009 et 2010 à l’issue du Grenelle de l’environnement lancé en 2007. Dans le domaine des transports, l’objectif est de réduire de 20% les émissions de CO² pour les ramener à leur niveau de 1990. Ainsi, s’est imposée dans ce domaine la notion de « facteur 4 », soit à l’horizon 2050, la division par 4 des émissions de GES par rapport au niveau de 1990 (Crozet, 2015). Pour atteindre cet objectif, la loi vise d’abord à développer un transport de marchandises plus respectueux de l’environnement. Le développement de l’usage des transports fluvial, ferroviaire et maritime y revêt un caractère prioritaire (19).

La loi donne ensuite la priorité dans le transport des voyageurs aux transports collectifs avec notamment le lancement d’ici à 2020 de 2000 kilomètres de lignes à grande vitesse et la programmation à long terme de 2500 kilomètres supplémentaires. En zone urbaine et périurbaine, le report modal des voyageurs devait être encouragé grâce au développement des transports collectifs et notamment des tramways et TER. Le Grenelle de l’environnement a finalement tendu à faire émerger une mobilité durable, permettant de concrétiser dans le domaine des transports les trois dimensions habituelles du développement durable, soit le développement de l’économie, la justice sociale et la protection de l’environnement. Ce nouvel horizon de la politique des transports rompt avec le modèle de l’ « hypermobilité », typique de l’approche traditionnelle de la politique des transports, défini comme un phénomène de dilatation spatiale et d’intensification de la mobilité contemporaine des personnes et des marchandises (Crozet, 2016).

C’est dans ce cadre qu’est apparue une logique de hiérarchisation des grands projets d’infrastructures de transport. Face à leur foisonnement sur l’ensemble du territoire national, l’idée est désormais d’en établir une hiérarchie à partir d’une batterie de critères objectifs. Cette hiérarchisation est le plus souvent confiée à des comités d’experts, à l’image de la Commission Mobilité 21 ou du Conseil d’orientation des infrastructures. Instituée en 2013 par le gouvernement, la Commission Mobilités 21 était chargée de « trier, hiérarchiser, et mettre en perspective les grandes infrastructures mais aussi de réfléchir aux évolutions des services, en donnant la priorité aux transports du quotidien, à la rénovation des réseaux existants et l’amélioration à court terme du service rendu aux usagers »(20).

Afin de mener à bien cette délicate hiérarchisation, la Commission dirigée par le député Philippe Duron a adopté une approche multicritères non-pondérée autour de quatre thèmes d’évaluation : la contribution aux grands objectifs de la politique des transports (servir la servir la compétitivité économique nationale, soutenir l’intégration européenne, réduire les inégalités territoriales et améliorer la mobilité de proximité), la performance écologique (la contribution des projets à la transition écologique), la performance sociétale (la contribution des projets à l’aménagement du territoire, à la réduction des nuisances pour les riverains des infrastructures, à l’amélioration de la sécurité ou encore à la préservation de la santé), la performance socio-économique (permet de comparer les bénéfices économiques, sociaux et environnementaux attendus de la réalisation d’un projet avec les coûts de ce projet). Deux mois après l’accident ferroviaire de Brétigny-sur-Orge (21), la publication du rapport de la Commission Mobilité 21 a reconnu l’impossibilité pour l’Etat de financer l’ensemble des projets d’infrastructures. Elle a acté la priorisation de la rénovation des réseaux d’infrastructures existants et du transport du quotidien (Duron, 2017), malgré l’omniprésence du « pouvoir périphérique » représenté par les élus locaux (Grémion, 1976).

LA RECENTE PRIORISATION DES « TRANSPORTS DU QUOTIDIEN »

L’élection en mai 2017 d’Emmanuel Macron en tant que Président de la République a précipité le développement d’une approche par la demande, centrée les usagers, au détriment des grands projets d’infrastructures. Les mots prononcés par Emmanuel Macron le 1er juillet 2017 à l’occasion de l’inauguration de la ligne à grande vitesse (LGV) Paris-Rennes furent à cet égard éloquents. Le président a d’abord annoncé que le combat qu’il souhaitait engager était « celui des transports du quotidien », figure nouvelle de la politique française des transports déjà formulée par la Commission Mobilité 21. Il a ensuite précisé - alors même qu’il inaugurait une nouvelle LGV - que « la réponse aux défis de notre territoire n’est pas aujourd’hui d’aller promettre des TGV ou des aéroports de proximité à tous les chefs-lieux de département de France, mais c’est bien de repenser, de réarticuler les mobilités du XXIe siècle, la capacité à rejoindre le point le plus pertinent pour une ville qui n’est pas toujours la capitale ».

La priorisation du transport du quotidien et de la rénovation des réseaux existants a été confirmée par le Premier Ministre Edouard Philippe (22) avant que la ministre des Transports, Elisabeth Borne n’en donne un tour plus opérationnel. A l’occasion des Assises de la mobilité - consultation organisée par le gouvernement afin de préparer une nouvelle loi d’orientation en matière de transports - la ministre a indiqué vouloir opérer « un changement de paradigme », une « une véritable révolution des mobilités »(23) tout en indiquant que le travail du Conseil d’orientation des infrastructures (COI), comité d’experts créé sous le modèle de la Commission Mobilité 21, servira de socle à l’élaboration de la future loi d’orientation.

L’annonce faite au début de l’année 2018 par le Premier Ministre Edouard Philippe de l’abandon du projet de construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes au profit du réaménagement de l’aéroport Nantes Atlantique a marqué ce tournant récent de la politique des transports. Toutes autant défavorables aux grands projets d’infrastructures que l’étaient les conclusions de la Commission Mobilité 21, les préconisations du COI ont été publié peu après l’annonce du Premier Ministre (24). La publication du rapport commandé par le Premier Ministre à Jean-Cyril Spinetta sur l’avenir du transport ferroviaire est venu porter un troisième coup à l’avenir des grands projets (Spinetta, 2018). En écho aux incidents de 2017 à la gare Montparnasse à Paris (25), le rapport appelle en effet à la modernisation des trains du quotidien et, plutôt qu’une nouvelle extension du réseau français de lignes à grande vitesse jugé « abouti » (Spinetta, 2018, 114), préconise de régénérer les lignes les plus anciennes comme Paris-Lyon, Paris-Tours et Paris-Lille. Les préconisations du rapport Spinetta ont été suivies d’effet par le vote de la loi du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire (26), considérée par le gouvernement comment la première étape de la « refondation de la politique des transports » qu’il a voulu initier (27).

S’inscrivant dans la tradition des grandes lois d’orientation des transports, la loi d’orientation des mobilités (LOM) présentée en conseil des ministres le 26 novembre 2018 était la deuxième étape de cette refondation. Son examen par le Parlement est intervenu au moment même de l’émergence de la contestation des « gilets jaunes », qui a mis la lumière sur l’existence en France d’importantes fractures territoriales et sociales (Jellab, 2019). Elle a manifesté la rupture du pacte qui liait l’Etat à une partie de la population dépendante de l’automobile (Le Bras, 2019). Une majeure partie des « gilets jaunes » vit en effet loin des centres-villes dans pour se loger à un prix modéré. La faible densité et la diminution de la population ont entraîné dans cette partie du territoire une disparition progressive des services rendus aux usagers (la poste, les transports, les hôpitaux, les perceptions, etc.). En échange, l’État facilitait la mobilité en entretenant un réseau routier de qualité permettant d’accéder rapidement aux services et en favorisant l’usage du véhicule individuel.

Brutalement, ce pacte automobilistes a été rompu par l’accumulation récente de mesures anti-automobile, au premier rang desquels il y avait la hausse de la taxe carbone (28). Le gouvernement ne pouvait ignorer cette situation à l’heure même où il souhaitait refonder la politique française des transports. La ministre des Transports a donc présenté en mars 2019 une version remodelé de son projet de loi, censée répondre structurellement aux fractures de cette France « à deux vitesses » (29), celle des « hyper-lieux » mondialisé (Lussault, 2017) et celle des localités territoriales. Conçu comme « le contraire d’une liste de grands projets », il vise notamment à l’entretien et la modernisation des réseaux existants, la désaturation des grands nœuds ferroviaires et à l’accélération du désenclavement routier des villes moyennes et des territoires ruraux (30).

La fin des grands projets d’infrastructures de transport semblait inéluctable au regard de l’évolution de la politique des transports. Les piliers de la traditionnelle politique de planification des infrastructures étaient mis en cause, les grands projets étaient peu à peu contestés par une partie de la population, hiérarchisés puis délaissés au profit des « transports du quotidien ». L’abandon par le président de la République au début du mois de novembre du projet Europacity, site géant de loisirs et de commerces censé ouvrir en 2027 à Gonesse, dans le Val-d’Oise, allait dans le sens de cette évolution.

Une autre partie de l’actualité a pourtant montré que les grands projets d’infrastructures ne sont pas finis. La programmation des investissements jusqu’à 2027 contenu au sein de la LOM récemment votée prévoit ainsi le financement de plusieurs grands projets, parmi lesquels il y a la ligne Lyon-Turin, le canal Seine-Nord Europe (CSNE), plusieurs contournements autoroutiers et autres LGV. Peu après avoir annoncé l’abandon du projet Europacity, le président de la République a ainsi lui-même validé la hausse de participation de l’Etat à hauteur de 1,1 milliard d’euros au financement du CSNE. L’attachement de la France au projet de LGV Lyon-Turin avait déjà été rappelé par la Ministre Borne. Autre exemple parmi d’autres : le projet de réaliser Grand Paris Express, visant à ajouter 200 km de voies et 68 gares de métro automatique à l’horizon 2030, a été confirmé.

Si les grands projets d’infrastructures de transport ne constituent en conclusion plus le point cardinal de la politique française des transports, ils ne sont pas pour autant finis. Ils font tout au plus l’objet d’une rationalisation politique. Le changement d’approche de la politique des transports a mécaniquement fait baisser leur nombre. Elle n’a cependant pas signé leur complète disparition : elle exige « seulement » que ces grands projets effectuent un saut qualitatif en intégrant de nouveaux impératifs sociaux, environnementaux, financiers et économiques.

Romain Gerardi, le 18 décembre 2019

Notes

1. Prise par le président de la République Emmanuel Macron, la décision d’abandonner le projet de construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a été annoncé par le Premier Ministre Edouard Philippe le 17 janvier 2018. Il s’ajoute ainsi à au projet d’agrandissement d’un camp militaire dans le Larzac abandonné par le président François Mitterrand en 1981, au projet de construction de la centrale de Plogoff abandonnée par le président Mitterrand la même année, ou encore au projet de construction du surgénérateur de Creys-Malville, construit puis abandonné en 1997 par le Premier Ministre Lionel Jospin.
2. Note de l’Autorité environnementale sur les évaluations socio-économiques des projets d’infrastructures linéaires de transport, Note délibérée n° 2017-N-05 adoptée lors de la séance du 13 septembre 2017
3. A la sortie de la deuxième guerre mondiale, les pertes matérielles dans le secteur des transports étaient considérables : gares détruites, ponts, quais portuaires, voies ferrées, canaux sont pour la plupart inutilisables. La France a perdu le quart de ses locomotives, les deux tiers de ses wagons de marchandises, les deux tiers de ses cargos, 85% du matériel fluvial, 40% des véhicules automobiles. Le matériel qui a survécu est vieilli et en mauvais état. Le « plan Monnet » promulgué en janvier 1947 était aussi un « Plan de modernisation et d’équipement », proposant de dépasser de 25% le niveau de production en quatre ans (1947-1950). Parmi les six secteurs prioritaires, il y a celui des transports ferroviaires.
4. Selon la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 d’orientation des transports intérieurs (LOTI) qui a consacré les schémas directeurs.
5. L’approche multimodale apparaît officiellement avec la loi du 25 juin 1999 d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire (LOADDT)
6. Article 14-1 de la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 d’orientation des transports intérieurs (LOTI) qui a consacré les schémas directeurs.
7. Cette pratique reste valable pour les concessions déjà attribuées mais aussi pour les « petits bouts » d’autoroute qui peuvent être la prolongation limitée d’une autoroute existante, la jonction de deux autoroutes ou les petits contournements urbains.
8. Mobilité 21, « Pour un schéma national de mobilité durable », Rapport au ministre chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche, juin 2013, page 19
9. Jean-Claude Defossé, Le petit guide des Grands Travaux Inutiles, Paul Legrain RTBF Editions, 1990
10. Le Monde, Tour de France des « grands projets inutiles », 01/07/2013
11. Basta !, Bastamag, [en ligne], « Des grands projets... inutiles ? », Dossier, [en ligne], consulté le 15 mars 2018, URL : https://www.bastamag.net/Des-grands-projets-inutiles
12. Vladimir Slonska-Malvaud, « Grands projets inutiles : le délire continue. Voici la carte des résistances », Reporterre, 20 octobre 2016, [site web], en ligne, URL : https://reporterre.net/Grands-projets-inutiles-le-delire-continue-Voici-la-carte-des-resistances
13. https://eelv.fr/les-grands-projets-inutiles/
14. https://www.partipourladecroissance.net/?cat=54
15. Camille, Le Petit Livre noir des grands projets inutiles, 2013, Le Passager Clandestin
16. Notons que, depuis 2011, se tient un Forum international contre les GPPI – en anglais, Forum against Unnecessary Imposed Mega Projects (UIMP) – avec comme objectif de mutualiser d’autres mouvements citoyens et écologiques remettant en cause la pertinence de grands projets de construction en France et partout dans le monde.
17. Philippe Subra précise que « le terme a été inventé par les premiers occupants de Notre-Dame-des-Landes à partir d’une procédure prévue par le code de l’urbanisme, la zone d’aménagement différé. Le détournement est ironique : la ZAD des aménageurs sert à préempter des terrains pour y réaliser plus tard un projet d’aménagement ; ici, ce sont les opposants qui préemptent, à la barbe de l’aménageur, pour empêcher la réalisation de l’équipement ».
18. L’association France Nature Environnement en identifie une centaine.
19. La loi fixe comme objectif de faire évoluer la part modale du non routier et non aérien de 14 % à 25 % à l’échéance 2022. À plus brève échéance, la part modale du fret non-routier et non-aérien augmentera de 25 % entre 2006 et 2012.
20. Lettre de mission du Ministre au député Philippe Duron
21. L’accident ferroviaire de Brétigny-sur-Orge est un déraillement survenu le 12 juillet 2013 en gare de Brétigny, sur le territoire de la commune de Brétigny-sur-Orge (Essonne), à 31 km au sud de Paris. À la suite de la défaillance d’une éclisse (pièce métallique servant à raccorder entre eux deux rails consécutifs), plusieurs voitures d’un train de voyageurs Intercités reliant Paris-Austerlitz à Limoges-Bénédictins ont déraillé, entraînant la mort de sept personnes.
22. A l’occasion dans sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale le 4 juillet 2017, le Premier Ministre a indiqué que « le temps des très grandes infrastructures de transport » devait céder la place à « des politiques tournées vers « de nouveaux modes de mobilité » ».
23. Ministère de la Transition écologique et solidaire, Discours d’Elisabeth Borne pour l’ouverture des Assises de la mobilité, consulté le 15 février 2017, [en ligne], URL : https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/discours-delisabeth-borne-louverture-des-assises-mobilite
24. Les préconisations principales émises par le COI dans son rapport était : l’amélioration de la qualité de service des réseaux, en assurer la pérennité et les moderniser ; le développement de la performance des transports en ville et la lutte contre la congestion routière et la pollution ; la réduction des inégalités territoriales en assurant de meilleurs accès pour les villes moyennes et les territoires ruraux ; se doter d’infrastructures et de services de fret performants au service de l’économie française et transporter les marchandises sur le mode le plus pertinent.
25. Une panne avait alors provoquée d’importantes perturbations en pleine période de départ en vacances.
26. Loi n° 2018-515 du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire.
27. Selon l’exposé des motifs du projet de loi pour un nouveau pacte ferroviaire.
28. Il y a notamment l’abaissement de la vitesse maximale sur les routes à 80 kilomètres/heure depuis le 1er juillet 2018, la difficulté croissante de revendre les véhicules diesel, et le renforcement prévu des conditions du contrôle réglementaire des véhicules devaient initialement être renforcées au 1er janvier 2019.
29. Discours - Examen du projet de loi d’orientation des mobilités au Sénat Intervention d’Elisabeth Borne prononcé le 19 mars 2019
30. Discours - Examen du projet de loi d’orientation des mobilités au Sénat Intervention d’Elisabeth Borne prononcé le 19 mars 2019

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Résumé : L’abandon récent du projet de construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes l’a montré : construire une nouvelle autoroute, une nouvelle ligne à grande vitesse ou un nouvel aéroport n’est plus la finalité principale de la politique française des transports. La priorité est désormais donnée au « transport du quotidien » ainsi qu’à l’amélioration des réseaux d’infrastructures existants. Les grands projets d’infrastructures de transports sont-ils pour autant finis ?
Mots clés : Grands projets, mobilité, politique des transports, Notre-Dame-des-Landes, Europacity

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