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LA CHINE ET SES VOISINS : ENTRE PARTENAIRE ET HÉGÉMON. Barthélémy COURMONT et Vivien LEMAIRE

L’ÉCRIVAIN et le SAVANT : COMPRENDRE LE BASCULEMENT EST-ASIATIQUE. Christophe GAUDIN

LE FONDS D’INVESTISSEMENT SOUVERAIN QATARI : UN VECTEUR DE PUISSANCE ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE. Lama FAKIH

« PRESIDENCE ALLEMANDE DU CONSEIL DE L’UE : QUEL BILAN GEOPOLITIQUE ? " Par Paul MAURICE

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LE PARADOXE DE LA CONSOMMATION ET LA SORTIE DE CRISE EN CHINE. PAR J.R. CHAPONNIERE

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LES ENTREPRISES FER DE LANCE DU TRUMPISME...

L’ELECTION D’UN POPULISTE à la tête des ETATS-UNIS. Eléments d’interprétation d’un géographe

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Conférence de Guillaume Duval : Made in Germany (12 décembre 2013)

BRÉSIL 2022, CONJONCTURE ET FONDAMENTAUX. Par Hervé THÉRY

jeudi 28 avril 2022 Hervé THERY

Si le Brésil traverse une crise profonde et multidimensionnelle, Hervé Théry (1) en relativise significativement la trajectoire. L’auteur analyse avec précision les atouts fondamentaux et géopolitiques. Les Institutions ont tenu en évitant les dérives du Président Bolsonaro, les ressources sont immenses. Ainsi le pays a résisté aux chocs politique, sanitaire et économique, lui permettant de s’inscrire dans un processus d’émergence lent mais significatif.

(1) Hervé Théry est Directeur de recherche émérite au CNRS et Professeur de pos-graduação na Universidade de São Paulo (USP). Il est co-directeur de la revue Confins (http://confins.revues.org/)

BRÉSIL 2022, CONJONCTURE ET FONDAMENTAUX

Quatre couvertures de l’hebdomadaire britannique The Economist témoignent de l’évolution de l’image que ses rédacteurs se font – et veulent transmettre – du Brésil.

Toutes représentent le Christ du Corcovado, qui domine la baie de Rio de Janeiro : sur la première (en novembre 2009) il décollait comme une fusée et le titre était « Le Brésil décolle ». Sur la seconde (en septembre 2013) il retombait en vrille, et le titre était « Le Brésil a-t-il tout gâché ? ». Sur la troisième (en avril 2016) la statue levait des deux bras une pancarte marquée « SOS » et le titre était « La trahison du Brésil ». Sur la quatrième (en juin 2021) le Christ portait un masque à oxygène et le titre était « La lamentable décennie du Brésil »
Bien d’autres journaux ont suivi la même pente et, après avoir porté le pays aux nues, comme un Eldorado où les investisseurs devraient se précipiter, se livrent en meute au Brazil bashing, le dénigrement sans nuances (dont la France a aussi été plusieurs fois la victime).

La profonde crise que traverse le pays (sanitaire, politique et économique) que traverse le pays paraît justifier ce pessimisme. Qu’en est-il en fait, comment peut-on analyser la conjoncture actuelle et relativiser l’idée d’une crise profonde, voire irrémédiable, en prenant en compte quelques facteurs plus fondamentaux, et plus géopolitiques.

CRISE SANITAIRE, CRISE ÉCONOMIQUE, CRISE POLITIQUE

Le pays a subi et subit encore trois crises majeures, qui se sont superposées. La première est évidemment la crise sanitaire causée par la pandémie de Covid19, qui y a connu une particulière gravité : au 23 avril 2022 un total cumulé de 30,3 millions de cas, et surtout de 662 557 morts, se situant ainsi au troisième rang mondial pour les cas comptabilisés (après les États-Unis et l’Inde) mais deuxième pour le nombre de morts (après les États-Unis) et pour le nombre de morts par million d’habitants (après le Pérou).

Une des raisons principales de la gravité de l’épidémie dans le pays a été sa très mauvaise gestion par le gouvernement fédéral, qui n’a pas mis en place de politique globale de lutte contre l’épidémie et même parfois saboté celle des États fédérés ou des communes. Cette attitude a été provoquée par le « covido scepticisme » du président de la République, Jair Messias Bolsonaro. Un mois avant son élection, en 2018, il était donné dans tous les sondages comme battu par tous les autres candidats possibles, celle-ci avait donc été une énorme surprise pour tous les observateurs, à l’étranger mais aussi au Brésil. Il était jusque-là très peu connu, n’ayant d’abord été qu’un médiocre capitaine exclu de l’Armée pour insubordination, puis pendant vingt-sept ans qu’un obscur député fédéral. Il n’avait émergé de l’anonymat que lors du vote sur la destitution de la présidente Dilma Rousseff, lorsqu’il avait dédié le sien à la mémoire de l’un des pires tortionnaires de la période de dictature militaire (1964-1985).

Son succès avait tenu pour l’essentiel à un rejet massif et viscéral, dans une bonne partie de l’opinion, du Parti des Travailleurs (PT), dont le passage au pouvoir avait été marqué par un reniement de ses promesses et un recours massif à la corruption. Ne pas engager les réformes structurelles qui auraient été nécessaires lui a aliéné le soutien de son aile gauche et la corruption lui a fait perdre le respect et le soutien de la classe moyenne, très attachée aux valeurs d’honnêteté et de mérite, que le parti mettait en avant quand il était dans l’opposition et avait abandonné ensuite.

Jair Bolsonaro a en outre su capitaliser le sentiment d’insécurité d’une très grande partie de la population brésilienne, non sans raison puisqu’avec plus de 60 000 homicides par an, le pays en a compté plus sur les dix dernières années que la Syrie en guerre civile. Les réponses qu’il a proposées, comme faciliter la vente et le port d’armes, étaient évidemment inapplicables, mais il a eu le talent, comme c’est fréquemment le cas des leaders populistes, de sentir quels étaient les problèmes qui préoccupaient réellement la population.

Simultanément, l’intergroupe parlementaire qui représente les intérêts ruraux, et plus précisément ceux des grands propriétaires terriens, avait été très actif en sa faveur. Après eux, les milieux d’affaires avaient rallié sa candidature. Enfin, bien qu’il soit lui-même catholique pratiquant, il avait obtenu le ralliement de plusieurs des groupes religieux protestants pentecôtistes, dont l’influence s’accroît constamment dans le pays au détriment de l’Église catholique. Il avait donc ainsi, en obtenant l’appui de ceux qui prônent l’usage de la violence pour réduire l’insécurité, des éleveurs de bovins (ou plus généralement de l’agrobusiness et des autres secteurs économiques) et des groupes évangéliques, fait l’alliance en sa faveur de ce qu’on appelle au Brésil les « trois B » (la balle, le bœuf et la Bible).

Si l’on fait maintenant un bilan provisoire de son mandat, qui s’achèvera en octobre 2022, on ne peut que constater que les institutions ont tenu et ont permis d’éviter les pires dérives que les provocations répétées du président laissaient craindre : le Supremo Tribunal Federal (STF, grosso modo l’équivalent de la Cour Suprême des États-Unis ou du Conseil Constitutionnel français) l’ont empêché de prendre des mesures inconstitutionnelles et le Parlement, où il n’avait pas la majorité, a bloqué la plupart de ses projets de loi et n’a soutenu sa politique que dans la mesure où il en tirait des avantages matériels sonnants et trébuchants. L’action du président et de ses partisans s’est donc limitée à tout ce qui pouvait être géré par des circulaires, arrêtés et décrets, notamment le démontage systématique des politiques sociales, culturelles ou de préservation de l’environnement.

Certains diront pourtant que ce n’était la là que l’écume soulevée par des tempêtes qui n’agitaient guère que le verre d’eau de Brasília, une bonne partie de ces dégâts pourra être réparée et de toute façon la majorité des Brésiliens n’attend pas grand-chose de l’État. Pierre Monbeig, qui a vécu dans les années 1930 et 1940, au moment où il participait à la fondation de l’université de São Paulo, rapportait un dicton avalisé par la sagesse populaire : « Le Brésil grandit la nuit pendant que les politiciens dorment ».
De fait, on pourrait être étonné de constater que malgré ces chocs le pays a continué à progresser comme si de rien n’était. Son PIB a certes reculé de 4,1 % en 2020, mais il a progressé en 2021 de 4,6 % et le 4 avril 2022 l’Ipea (Institut de recherche économique appliquée) a maintenu sa prévision de croissance du PIB de 1,1 % en 2022. Au-delà des péripéties de la conjoncture le Brésil continue à se construire, rappelons donc ce qui lui permet d’aller de l’avant, quelques-uns des atouts permanents de ce pays déjà émergé [1].

LES ATOUTS FONDAMENTAUX

Le pays dispose de quelques atouts fondamentaux, dont chacun est important et dont la somme faite qu’il a au total une situation dont pourraient rêver la plupart des pays du monde : l’immensité et les ressources de son territoire, son indépendance alimentaire et énergétique, la « fenêtre démographique » dont il bénéficie pour quelques années encore.

Immensité et ressources

On doit d’abord rappeler que le Brésil est un des très grands pays au monde, le cinquième par la superficie, avec l’avantage annexe que tout son territoire est utilisable alors que les pays plus grand que lui ont tous de vastes surfaces difficilement utilisables (Sibérie, Grand Nord canadien, Xinjiang chinois) : avec huit millions et demi de kilomètres carrés, le Brésil est près de seize fois plus étendu que la France et deux fois plus que l’Union européenne.
Ce territoire gigantesque est de surcroît riche en ressources naturelles, notamment forestières, minières et agricoles : pour les premières il suffira de rappeler que l’Amazonie porte la plus grande forêt tropicale au monde et pour les deuxièmes de citer le gisement de minerai de fer de la serra des Carajas. Celui-ci est estimé à 18 milliards de tonnes de fer, dont l’exploitation a été rendue possible par la construction d’un chemin de fer près de 900 km qui permet d’exporter le minerai par voie maritime vers les hauts-fourneaux européens ou chinois.
Le Brésil dispose en outre de l’un des plus grands potentiels mondiaux de terres arables disponibles. Selon des données de l’Embrapa et de l’IBGE (équivalents brésiliens de l’INRA et de l’INSEE), sur les 851 millions d’hectares du pays, en tenant compte des surfaces déjà réservées pour la protection de la nature et les réserves indiennes, 402 millions sont cultivables, et seulement 62 millions sont utilisés par l’agriculture (dont 35 % par des cultures annuelles et 65 % par des cultures permanentes).
Il resterait donc 340 millions d’hectares à cultiver, dont 90 millions d’hectares immédiatement disponibles (soit trois fois la surface agricole utile française). Il y aurait évidemment des enjeux environnementaux à arbitrer mais ce serait moins le cas pour les terres qui pourraient porter la seconde récolte annuelle qu’autorise le climat tropical, seules 26 millions d’hectares sur les 62 millions d’hectares cultivés les produisent effectivement. Et moins encore de la récupération des terres dégradées : on estime que les seuls pâturages dégradés par un usage peu soigneux représentent 600 000 km2, soit plus que la superficie totale de la France métropolitaine.

Indépendance alimentaire

Sans même compter sur ces réserves, le Brésil est déjà très grand pays agricole, car il dispose d’immenses avantages comparatifs : de l’espace, du soleil, de l’eau, de la main d’œuvre d’exécution et d’encadrement, plus les industries d’amont et d’aval qui enserrent l’agriculture dans un puissant complexe agro-industriel, ce qui fait aujourd’hui toute la différence. On y produit déjà à peu près toute la gamme des denrées agricoles mondiales, car l’étendue du pays en latitude (38 degrés, de 5°15’ N à 33°45’ S) permet d’y cultiver aussi bien les plantes tropicales que celles du monde tempéré : l’élevage bovin et le palmier à huile apprécient le climat chaud et humide de l’Amazonie ; les climats subtropicaux qui occupent le centre du pays permettent de jouer à la fois sur les denrées tropicales (canne à sucre, café, arachide) et sur les grains (maïs, soja). Les climats subtropicaux du Sud autorisent les fruits et les légumes de climats tempérés (pomme de terre, blé, avoine, raisin, pommes).

De surcroît, le pays dispose non pas d’une mais deux agricultures, d’une part une petite agriculture familiale qui a des parentés avec ses homologues européens, d’autre part un agrobusiness qui n’a rien à envier à ses équivalents nord-américains. Le partage des tâches et des cultures – qui ne va pas sans conflits, souvent violents – entre paysannerie et agrobusiness est clair : la première fournit l’essentiel de l’alimentation du pays, le second les produits d’exportation. La preuve en est que le pays comptait encore naguère deux ministères de l’agriculture, le ministère de l’Agriculture, de l’élevage et du ravitaillement (Ministério da Agricultura, Pecuária e Abastecimento), qui s’occupait d’appuyer le puissant secteur agro-industriel, et le ministère du développement agraire (Ministério do Desenvolvimento agrario), chargé d’encadrer la petite agriculture et de promouvoir la réforme agraire.

Ce double système a toutefois été mis à mal après la destitution de la présidente Dilma Roussefs en 2016. Son successeur, Michel Temer, avait déjà intégré le second au « Ministère du développement social et agraire », ce qui indiquait bien la fonction qu’il remplissait à ses yeux, purement sociale. Jair Bolsonaro est allé plus loin en intégrant purement et simplement au ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et de l’Approvisionnement (MAPA), montrant bien qu’à ses yeux seule compte la production massive de l’agro business tourné vers l’exportation.

Indépendance énergétique

Le Brésil a un avantage décisif dans la compétition mondiale, que beaucoup d’autres pays lui envient : une indépendance énergétique presque totale, grâce au pétrole qu’il a su trouver sur son territoire, à l’hydroélectricité fournie par ses fleuves et aux ressources de la biomasse, principalement l’alcool combustible tiré de la canne à sucre, dont il est le premier producteur mondial. C’est le résultat de deux décisions prises par le régime militaire (1964-1985) lors des chocs pétroliers des années 1970 : chercher de nouveaux gisements sur le territoire national et développer un programme d’alcool combustible.et toutes les deux ont été des succès.
Le Brésil produit du pétrole depuis longtemps : découverts en 1939, les gisements de la région du Recôncavo, à proximité de Salvador de Bahia, sont encore en exploitation, mais ils ne produisent plus, avec les gisements découverts ultérieurement dans le Sergipe et l’Alagoas, que 7 % du total national. Sous la pression de la crise pétrolière, le gouvernement militaire avait ouvert une brèche dans le monopole de la Petrobrás, la compagnie nationale créée en 1952 après un grand débat entre nationalistes et partisans de compagnies pétrolières étrangères, signant à partir de 1975 avec ces dernières des « contrats de risque » qui les associaient aux bénéfices en cas de découverte. Elle investit depuis des années près du tiers de son budget dans la prospection, ce qui avait déjà permis des découvertes de gaz et de pétrole au large de Campos (Rio de Janeiro) et de Santos (São Paulo).

Les découvertes récentes d’immenses gisements offshores profonds ont complètement changé la perspective. Grâce à elles, le Brésil n’a plus besoin d’importer de pétrole, tout au plus d’échanger de petites quantités de telle ou telle qualité en fonction des usages recherchés (diesel, essence, kérosène, etc.). Elles ont été rendues possibles par le développement de techniques de forage en eaux profondes qui ont permis à la Petrobras (une des rares compagnies au monde à savoir forer en eaux très profondes) et à ses associés de mieux valoriser les ressources du plateau continental. C’est là, sous 2 000 mètres d’eau et 5 000 mètres de sédiments, qu’a été découvert en 2007 le gisement dit pré-sal (ainsi nommé parce qu’il est piégé sous une épaisse couche de sel), qui pourrait, s’il tient ses promesses donner au Brésil la sixième réserve mondiale de pétrole et faire du pays – s’il le souhaite – l’un des grands exportateurs mondiaux. Ce pétrole pré-sal ne sera toutefois rentable à exploiter qu’avec un cours assez haut, et les revenus théoriques de ce pétrole ont déjà fait l’objet d’un âpre marchandage sur le meilleur usage à en faire, le mettre en réserve comme l’a fait la Norvège, les réserver à l’éduction, etc.

Une des ressources énergétiques principales est toutefois ailleurs, et en rapport avec le gigantisme du pays : pour sa production d’électricité le Brésil dispose d’un formidable potentiel hydroélectrique, qui en assure plus de 70%. Le Paraná est de loin le fleuve le plus important, son potentiel est colossal, et un effort d’aménagement massif a été consenti en raison de sa situation par rapport aux centres consommateurs. Les compagnies de production électrique du Minas et de São Paulo (la plus importante d’Amérique latine) associées et interconnectées, ont réalisé quelques très grands aménagements : le complexe du Rio Grande (3 400 MW), celui d’Urubupunga (4 600 MW) sont passés au second plan avec la construction du barrage d’ltaipú. Sa puissance installée (14 000 MW) en fait la deuxième usine hydroélectrique mondiale, le barrage chinois des Trois-Gorges a certes un potentiel installé supérieur (18 200 MW), mais sa production est limitée par les irrégularités du débit du Yangtse.

Parmi les énergies nouvelles, c’est l’utilisation de l’alcool de canne à sucre comme combustible qui obtenu le plus net succès. Mélangé à l’essence dans une proportion d’environ 20 %, l’alcool réduit la nécessité d’additifs au plomb, ce qui diminue la pollution. Et surtout, on peut désormais l’utiliser seul dans des voitures spécialement équipées, que tous les constructeurs installés au Brésil savent produire depuis les années 1970. À la suite du plan Proalcool de 1973, plus de trois millions de voitures équipées de moteurs à alcool avaient circulé dans le pays, et leur proportion à la sortie des chaînes de montage avait atteint jusqu’à 90 %, avant de retomber ensuite quand les subventions gouvernementales avaient été réduites, et la production d’alcool avec elles.

Une innovation technique a relancé l’intérêt pour l’alcool, les moteurs dits flex-fuel qui fonctionnent à l’essence, à l’alcool ou à n’importe quelle combinaison des deux. La possibilité d’utiliser indifféremment les deux combustibles a tout changé et les ventes ont décollé dès que les véhicules ont été lancés, en septembre 2003 : dès 2006 elles représentaient 50 % de la flotte en circulation et depuis 2012 près de 90 % des nouvelles voitures vendues au Brésil. Des recherches sont en cours pour utiliser le ricin – une production mieux intégrée à l’économie paysanne, et qui permet l’utilisation de micro-distilleries dispersées – et d’autres huiles végétales (soja, arachide, palmier à huile) pour remplacer, au moins en partie, le combustible des moteurs diesel (pour les bus et les camions). Pour le moment elles ne débouchent pas vraiment car les autres usages de ces huiles (alimentaires, industriels) offrent de meilleurs débouchés aux producteurs et le secteur de l’alcool lui-même est en crise avec une diminution du nombre d’usines, en raison notamment de la baisse des cours du pétrole.

À ces avantages massifs et incontestables, et sans vouloir masquer les difficultés que connaît par ailleurs le pays, on pourrait y ajouter des aspects industriels et technologiques (comme le succès de l’Embraer, qui dispute avec Bombardier la place de troisième avionneur mondial, derrière Airbus et Boeing. Ou encore celui d’institutions démocratiques solides, dont la crise actuelle a somme toute confirmé le bon fonctionnement.

La fenêtre démographique

La population estimée du Brésil et un peu plus de 213 millions d’habitants, il en comptait 190 755 799 habitants au recensement de 2010, le dernier en date puisque celui de 2020 n’a pas pu avoir lieu en raison de la pandémie, il devrait en principe être fait en août 2022 s’il n’est pas reporté une fois de plus. Ce total le met, et de loin, au premier rang en Amérique du Sud, devant la Colombie et l’Argentine (respectivement 46 et 40 millions), et au septième rang mondial, après le Nigéria et avant le Bangladesh. C’est le résultat d’une progression rapide, mais qui a déjà commencé à ralentir, avec un rythme d’accroissement de 1,15 %, le Brésil fait encore partie des pays à croissance relativement rapide, par opposition aux pays d’Europe et à certains de ses voisins, comme l’Argentine et l’Uruguay. Mais l’évolution classique de la transition démographique y est clairement en cours. Jusqu’en 1960, la natalité avait peu baissé, restant stable autour de 45 ‰ depuis le premier recensement, en 1872, alors que la mortalité avait chuté de 30,2 ‰ à 13,4 ‰ dans les années 1950 : le taux de croissance était alors passé de 1,63 % à 2,99 %. Autour de 1960, la tendance s’est inversée, la mortalité a continué à baisser légèrement (elle est actuellement à 6,7 ‰ grâce à la jeunesse de la population plus qu’à ses conditions de vie), mais la natalité a baissé plus encore, tombant à 30,2 % en 1980.

Comme le ralentissement de la croissance est récent, la structure par âge de la population reste marquée par la prépondérance des jeunes (la moitié des Brésiliens ont moins de 29 ans, contre 39 ans en France), mais le vieillissement de la population est amorcé (cette même médiane était de 19 ans en 1980) et des réformes ont été engagées pour revoir un système des retraites jusque-là assez généreux pour ceux qui avaient la chance d’avoir un emploi régulier. Malgré ce léger vieillissement – à peine engagé – le Brésil a la chance d’avoir devant lui une « fenêtre démographique » que beaucoup de pays européens lui envient : la population d’âge actif y sera pour une vingtaine d’années au moins plus nombreuse que l’inactive, tant celles des jeunes (grâce à la réduction de la natalité) que celles des vieux puisque l’âge moyen de la population reste bas.

Conclusion

Au total la crise actuelle souligne les lignes de faiblesse de modèle de développement suivi depuis une cinquantaine d’années, comme la place excessive, dans l’économie, des exportations de minerais et des denrées agricole ou la corruption de la classe politique, mais l’on peut espérer que ce sera l’occasion d’y remédier. Dans les premières années de ce siècle, tous les observateurs classaient le Brésil parmi les « pays émergents » promis à un brillant avenir. Sans doute l’analyse était-elle de toute façon un peu abusive, car il occupe une place singulière parmi eux. Si l’on emprunte – le temps d’une métaphore – le vocabulaire de la géomorphologie, on pourrait dire que, pour lui, l’émergence ne tient pas de l’isostasie – la lente remontée à un niveau ancien – comme la Chine et l’Inde, qui retrouvent leur rang de grands pays après la disparition de la chape de glace glacée qu’a été pour eux la colonisation ou la soumission à l’Occident. Pour lui c’est une vraie surrection, similaire à celle qui soulève progressivement les Andes, sous la pression d’une dérive des continents d’échelle planétaire, une montée lente mais irrésistible et durable.

Hervé Théry, le 25 avril 2022

Notes

[1Pour reprendre le titre de mon livre Le Brésil, pays émergé, collection Perspectives géopolitiques, Armand Colin, 2014, 2e édition 2016

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