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ÉTATS-UNIS : DEMANTELER LES POLICES ? PAR DIDIER COMBEAU

lundi 27 juillet 2020 Didier COMBEAU

Dans ce bel article, l’auteur (1) nous propose une analyse multifactorielle des dysfonctionnements graves des polices américaines. Il existe plusieurs modèles de police en lien avec leur création, leur organisation territoriale etc.... Les Etats-Unis relèvent du modèle historique anglais : « la police est la population et la population est la police ».
Que l’on ne s’y trompe pas. Au delà de la police, la présence simultanée de plusieurs maux au sein de la société américaine est en cause de façon systémique. Division de la société, primat de la violence, circulation des armes, débat sécurité/liberté/discriminations, éthique de la responsabilité individuelle et place limitée du social... Un enlisement durable des réformes a fait émerger l’idée radicale du démantèlement...

(1) Didier Combeau est essayiste et spécialiste des États-Unis sur les questions de violence, de sécurité et d’identité nationale. Il a consacré sa thèse au débat sur le droit aux armes à feu. Il est notamment l’auteur de Polices américaines (2018) et d’Être Américain aujourd’hui : les enjeux d’une élection présidentielle (2020)

Etats-Unis : démanteler les polices ? Par Didier Combeau

Fin mai 2020, le monde entier a assisté à la scène insoutenable d’un policier plaquant à terre un homme agonisant, George Floyd, puis aux manifestations qui se sont tenues un peu partout aux États-Unis et ailleurs. Goutte d’eau qui fait déborder le vase, l’affaire semble d’une triste banalité : un policier blanc américain a tué un homme noir. Mais les médias ont négligé de rappeler d’autres événements, survenus quelques années auparavant dans la même ville de Minneapolis, qui permettent de mieux cerner et de mieux situer dans son contexte le « racisme institutionnel » dénoncé par les manifestants, lui-même déclinaison d’un « racisme systémique » de la société américaine.

En 2017, la chef de la police de Minneapolis, Janeé Harteau, avait dû démissionner après un autre drame, particulièrement absurde : un policier afro-américain avait abattu une jeune femme australienne, Justine Damond, alors que c’était elle-même qui avait appelé la police parce qu’elle entendait des cris dans son quartier. Cette démission bouscule les certitudes. L’affaire qui en est la cause inverse les polarités : c’est un policier noir qui a tué une femme blanche. La personnalité de Janeé Harteau n’est guère conforme à l’image que l’on peut avoir d’un chef de police, celle d’un homme blanc, viril et vaguement suprémaciste, défenseur d’une Amérique traditionnelle : c’est une femme ouvertement LGBT, mariée à une autre femme, et elle est d’origine amérindienne. Elle est la preuve vivante du fait que la ville de Minneapolis souhaite, de gré ou de force, ouvrir la hiérarchie de son département de police aux minorités. Son successeur, qui dirigeait le département depuis presque trois ans à la mort de George Floyd, est d’ailleurs afro-américain. Medaria Arradondo a débuté, comme c’est souvent le cas des cadres de police aux États-Unis, comme policier de base, et a intenté un procès au département en 2007 pour discrimination, avant de devenir directeur de sa « police des polices », l’Internal Affairs Unit. Bref, les responsables qui se sont succédé à la tête du département dans les huit ans qui ont précédé la mort de George Floyd cochent à eux deux toutes les cases qui auraient dû conduire ses agents à traiter les minorités de manière équitable.

Prévenons d’emblée : on ne peut pas parler de « la » police américaine. Car de par la Constitution fédérale, les pouvoirs de police sont la prérogative des 50 États. Comme le fonctionnement de ces derniers est lui aussi très décentralisé, c’est en réalité un kaléidoscope institutionnel qui exerce ces pouvoirs. Les 18 000 départements de police dépendent souvent des villes (on les désigne alors par un sigle qui accole « PD », pour police department, à l’initiale de la ville : CPD à Chicago, NYPD à New York, MPD à Minneapolis). Mais il y a aussi les shérifs, élus dans les comtés, les polices des campus universitaires, des transports, des parcs, des services postaux, etc. Ce n’est donc qu’avec prudence qu’il faut généraliser. Pour autant, les statistiques alimentent la thèse de polices racistes : sur le millier de personnes tuées par les policiers chaque année, un peu plus d’un quart sont afro-américaines, alors que moins de 15 % de la population se déclare de « race noire » lors des recensements. Les polices peuvent-elles alors être comparées à des milices blanches, ainsi que le font volontiers les médias hexagonaux ?

La police est pour nous Français une affaire régalienne. Ce n’est pas le cas aux États-Unis. Au moment où les départements se sont structurés, vers le milieu du XIXe siècle, il existait deux grands modèles : le modèle français, et le modèle anglais. La police française a été créée par Colbert dans un esprit très centralisateur : il s’agissait d’assurer le contrôle politique du turbulent peuple parisien. Pour les Américains, épris de liberté, c’était un repoussoir. Ils se sont donc inspirés de celle mise en place à Londres en 1839 par Robert Peel, qui considérait la police comme une force professionnelle chargée, non pas de protéger le roi, mais d’exercer de façon efficace des fonctions qui appartenaient de plein droit au peuple et à chaque citoyen : assurer la sécurité et l’ordre public. Le peuple américain libre, à l’époque, était blanc, et telles étaient donc aussi les polices. Les militants afro-américains pointent d’ailleurs le doigt vers une autre filiation des polices américaines : dans le Sud, entre le XVIIe siècle et la guerre de Sécession, les planteurs avaient mis en place des sortes de « proto-polices » en se groupant pour organiser des patrouilles chargées de faire la chasse aux esclaves fugitifs.

Les polices américaines sont donc peut-être bien des « milices », mais ce terme n’est pas péjoratif aux États-Unis. Bien au contraire : le deuxième amendement à la Constitution [1] est là pour en attester. S’il ouvre le droit des citoyens aux armes à feu, c’est justement pour qu’ils puissent se grouper en milices au sein de leur État, et être ainsi à même d’opposer un contre-pouvoir au gouvernement fédéral s’il lui prenait de devenir tyrannique. Le fait que les polices soient locales et présentent certains des travers les moins désirables du peuple ne doit donc rien au hasard : on touche là au cœur de l’expérience démocratique américaine.

Au cours du demi-siècle écoulé, la composition des polices a changé. Comme beaucoup d’autres secteurs d’activité, elles se sont ouvertes aux minorités par l’effet des politiques d’affirmative action, qui se sont traduites par des recrutements et promotions préférentiels. Jusque dans les années 1970, les départements comptaient une proportion d’agents noirs très inférieure à celle des Afro-Américains dans la population générale [2] . Aujourd’hui, ces deux proportions sont à peu près équivalentes. Cela n’a pourtant pas changé grand-chose en termes de discriminations, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que les chiffres agrégés ne représentent pas nécessairement la réalité du terrain, du fait d’une réelle ségrégation territoriale. À Ferguson, dans le Missouri, où la mort de Michael Brown sous les balles d’un policier blanc en 2014 a déclenché des émeutes, le département de police comptait 11 % d’agents afro-américains, une proportion à peine inférieure à celle de cette communauté dans l’ensemble du pays. Mais le quartier où le drame est survenu était noir à 67 %. Ensuite, ces policiers sont volontiers considérés dans les quartiers comme des « uncle Toms » vendus à l’ennemi, ce qui ne leur permet pas de créer le lien espéré avec les populations. Enfin, la culture professionnelle et la solidarité de corps qu’elle implique prend souvent le pas sur une solidarité liée à la couleur de peau—ce qui est à mettre au crédit de la profession. Si bien qu’un département comme celui de Détroit, pourtant constitué d’une majorité de policiers afro-américains, a été, comme beaucoup d’autres, accusé de discrimination.

Pour vraiment comprendre, il faut élargir le champ, car de toute évidence les éventuels sentiments racistes et suprémacistes du policier de base en patrouille ne suffisent pas à expliquer les chiffres. Il faut se pencher sur un fait objectif rarement mentionné : si, d’après le site Mapping Police Violence [3] , 28 % des personnes tuées par la police depuis 2013 étaient noires, cela signifie aussi que près des trois quarts ne l’étaient pas. Quatre-cent six des 1098 incidents recensés en 2019 concernaient même des personnes « seulement blanches »—c’est-à-dire ni noires, ni hispaniques, ni amérindiennes, ni asiatiques. Si seules ces personnes-là avaient été tuées, cela représenterait encore, rapporté à la population respective de chaque pays, environ cinq fois plus qu’en France [4]. Violence et racisme sont deux comorbidités de la société américaine qui viennent se surinfecter.

Car la violence est considérée aux États-Unis comme sa propre panacée. La riposte par la force à la violence est même considérée comme une sorte de devoir moral, qui explique l’étendue très large de la notion de légitime défense dans beaucoup d’États, et la confirmation en 2008 par la Cour suprême que les Américains avaient un droit à s’armer pour leur autodéfense. Les polices ne font pas exception à cette règle. Depuis toujours et singulièrement au cours du dernier demi-siècle, les policiers se sont livrés à une sorte de course aux armements avec les populations qu’ils sont censés protéger.

La plupart des départements, même les plus petits, se sont ainsi dotés de SWAT teams équipées de matériels militaires, généreusement fournis la plupart du temps par le gouvernement fédéral. Ces unités, destinées à l’origine à faire face à des situations extrêmes telles que retranchements de forcenés ou prises d’otages, sont souvent mobilisées pour de simples perquisitions dans des affaires de stupéfiants. L’utilisation de béliers et de blindés par des hommes en armure permet de pratiquer des raids surprises (des « perquisitions sans frapper », les « no-knock warrants ») dans les habitations soupçonnées d’héberger des trafics. Cette façon de faire assure la protection des agents face à des délinquants potentiellement armés, tout en ne laissant pas le temps à ces derniers de faire disparaître les substances illicites. Une telle militarisation est dénoncée par de nombreux militants, qui ont beau jeu de présenter les départements de police comme de véritables armées d’occupation blanches dans les quartiers afro-américains—puisque l’on sait que l’économie souterraine de la drogue y est solidement implantée. Maladroitement menés, ces raids font régulièrement la une de l’actualité. Cela a été le cas de celui qui a causé la mort de Breonna Taylor, technicienne de santé, lors d’un échange de coups de feu, à son domicile, entre son compagnon et des policiers. Bien que survenu avant l’affaire George Floyd, cet incident a été mis en avant dans son sillage par la presse nationale, en pleine épidémie de Covid et en pleine campagne électorale.

Si, selon les principes de Robert Peel « la police est la population et la population est la police », elle est aussi le bras armé d’une justice pénale dont la sévérité est attestée par des taux d’incarcération qui constituent un record au niveau mondial [5]. Il faut remonter aux années 1960 pour tracer la genèse de cet état de fait, et à l’inquiétude générée au cours de cette décennie par la montée de la violence, tant de droit commun que politique, qui a contribué à l’arrivée au pouvoir du candidat de « la loi et de l’ordre », « law and order », Richard Nixon. L’implacable « guerre à la drogue » qu’il a alors déclenchée—sur laquelle aucune administration démocrate ne s’est avisée de revenir, de crainte d’être taxée de « coulante avec les criminels », « soft on crime »—s’est particulièrement concentrée sur les quartiers les plus pauvres, c’est-à-dire aussi les plus afro-américains. De peines planchers en sentences obligatoires pour les récidivistes, les jeunes hommes noirs se sont retrouvés derrière les barreaux dans des proportions encore plus élevées que le reste de la population. En 2015, un gros tiers des détenus qui purgeaient des peines de plus d’un an étaient noirs. Le Bureau of Justice Statistics a calculé qu’un homme afro-américain né au début du siècle a une chance sur trois de faire l’expérience de la prison au cours de sa vie, un homme blanc une sur 17. L’Amérique est divisée sur l’interprétation qu’il faut faire de ce fait social  : pour les conservateurs, il s’agit là de la juste rétribution de conduites déviantes. Pour l’universitaire Michelle Alexander, il s’agit d’une nouvelle forme de ségrégation, d’une « new Jim Crow », car une fois leur peine purgée, les anciens détenus se trouvent maintenus à la marge de la société par un casier judiciaire qui leur barre l’accès à l’emploi, au logement social ou autres aides, au droit de vote. À celui, aussi, de siéger dans les jurys populaires, ce qui contribue à accentuer le biais de la justice envers les Afro-Américains (y compris lorsqu’il s’agit de juger des policiers auteurs d’abus). Que l’on adhère à l’un ou l’autre de ces points de vue, on constate le cercle vicieux enfermant ces quartiers, qui rend les rencontres entre la police et les Afro-Américains plus fréquentes qu’avec le reste de la population, et plus violentes. D’autant que l’aggravation des peines s’est aussi accompagnée de la mise en place de techniques de police dites de « tolérance zéro », consistant à multiplier les contrôles de rue et les palpations de sécurité (les « stop and frisk ») ciblés.

Ce n’est pas d’hier que les militants dénoncent les violences de la police. Mais depuis le tournant de ce siècle, l’omniprésence des téléphones portables et des images diffusées sur les réseaux sociaux a donné corps à leur parole. Face à ces morts en direct, l’impunité dont semblent bénéficier les policiers est devenue intolérable. Ce qui ne signifie pas qu’elle soit inexplicable. L’affaire Floyd, contrairement à ce qu’ont pu faire penser les révoltes et la couverture médiatique, est peu typique des abus policiers américains. Certes, une affaire presque semblable avait déclenché de vives protestations quelques années auparavant : la mort d’Eric Garner par clef d’étranglement sur un trottoir de New York, elle aussi filmée. Cette technique, comme celle de la mise à terre qui a coûté la vie à George Floyd est fortement décriée. Cela ne doit pas faire oublier que dans neuf cas sur dix, les personnes tuées par des policiers le sont par balle. Dans le cas de l’affaire Floyd, le policier n’est visiblement pas en position de légitime défense : Floyd, objectivement neutralisé, agonise neuf longues minutes. Il en va tout autrement lorsqu’il y a usage de l’arme de service. C’est la décision d’une fraction de seconde : le policier croit que la personne va faire usage d’une arme et tire.

De telles affaires sont beaucoup moins limpides. Juges et jurés doivent alors fonder leur décision en se mettant à la place du policier. Pouvait-il « raisonnablement » s’estimer menacé ? Dans un univers et des communautés où les armes circulent sans guère de frein, c’est souvent le cas. Il suffit d’un geste malheureux de la victime : une main derrière le dos, un mouvement vers la boîte à gants dans le cadre d’un contrôle routier. La jurisprudence veut que l’on se fonde sur le seul point de vue du policier à l’instant du drame, ce qui explique qu’il ne soit pas inculpé ou condamné, même si la personne n’était pas effectivement armée. Au pénal, le niveau de preuve est élevé. Les jurés doivent être convaincus de la culpabilité de l’accusé « au-delà du doute raisonnable ». Il serait plus facile d’obtenir une condamnation au civil, car il suffit alors de « preuves claires et convaincantes », voire d’une simple « prépondérance des preuves ». Mais la jurisprudence veut que les policiers, comme tous les agents publics, bénéficient dans les affaires civiles d’une « immunité qualifiée ». Celle-ci, comme son nom l’indique, n’est pas absolue, mais elle est tout de même très protectrice, car pour obtenir une condamnation, il faut s’appuyer sur la jurisprudence d’une affaire similaire, difficile à trouver tant chaque situation est spécifique.

Cette immunité qualifiée protège les agents, mais non les institutions. Les attaques au civil sont extrêmement coûteuses pour les villes. Celle de Chicago, en dix ans, a dû verser plus de 500 millions de dollars aux proches des victimes [6] . Celle de New York, six millions pour la seule mort d’Eric Garner. À cela, il faut ajouter les dégâts en termes d’image lorsqu’une vidéo d’abus devient virale, et le coût économique des destructions et des pillages qui accompagnent souvent les révoltes. Il est donc de l’intérêt des maires, qu’ils soient démocrates ou républicains, de réformer leurs polices. La baisse des chiffres de la délinquance, de la criminalité et de la violence depuis le milieu des années 1990 plaide d’ailleurs en ce sens [7] . L’opinion publique semble bien plus sensible aujourd’hui aux abus policiers et aux discriminations qu’éprise de sécurité.

De nombreuses pistes ont été explorées par les autorités locales. Celle de la formation, puisqu’il a été constaté que la durée médiane d’entraînement au tir est de cinquante-huit heures, alors que dix seulement sont consacrées aux techniques d’apaisement des situations de crise. Celle des techniques, en essayant de les orienter vers un « community policing », consistant en une approche préventive, basée parfois sur des patrouilles à pied plutôt qu’en voiture, et axée sur la création de liens avec les composantes des quartiers : commerçants, écoles, associations, etc. Celle de la surveillance, en équipant les policiers de « caméras-piétons » et leurs véhicules de caméras embarquées. Celle du contrôle, en mettant en place des commissions de surveillance citoyennes, chargées d’instruire les plaintes déposées par le public contre les agents.

Les gouvernements fédéraux de Bill Clinton et de Barack Obama ont cherché à pousser les autorités locales à la réforme, par la douceur en octroyant des subventions conditionnelles (par exemple pour mettre en place une forme de « community policing »), ou par la contrainte, en menaçant de traduire les départements accusés de discrimination devant la justice fédérale. Cela s’est traduit par de nombreux arrangements négociés (consent decrees), par lesquels ils évitaient une condamnation en acceptant de se réformer sous le contrôle d’un garant nommé par un juge fédéral. Mais les chiffres sont demeurés têtus ; le niveau des violences policières n’a guère varié depuis que des observateurs indépendants ont entrepris d’en préciser le décompte. Les départements de police sont en effet des machines très lourdes, avec une culture professionnelle très forte. Leur organisation est rigidifiée par la puissance des syndicats. Si celui des commissaires (l’International Association of Chiefs of Police) est assez ouvert à la réforme, c’est loin d’être le cas de celui des policiers de base (le Fraternal Order of Police). Or, ce dernier est très puissant tant en interne qu’en externe. Son pouvoir de contrôle sur les promotions et les mutations est réel, et il mène des actions de lobbying auprès des responsables politiques—qui vont jusqu’au financement des campagnes électorales—pour faire entendre l’aversion de ses membres pour toute réforme qui tendrait à faire d’eux des assistants sociaux plutôt que des représentants de la force légale. Il les défend aussi très efficacement lorsqu’ils sont mis en cause.

Le gouvernement de Donald Trump, sitôt au pouvoir, a annoncé la fin des interventions fédérales, confirmant que la police était une affaire avant tout locale. Cette décision correspondait à son engagement, en tant que candidat, auprès de ceux qui opposaient le hashtag #BlueLivesMatter à #BlackLivesMatter, par référence à la couleur des uniformes. « Tout ce que je pourrai faire pour vous, les gars, je le ferai » avait-il encore déclaré devant le congrès des chefs de police en octobre 2018. Pourtant, aucun gouvernement n’aurait pu rester indifférent devant les protestations déclenchées par la mort de George Floyd. Après avoir menacé de déployer l’armée fédérale pour contenir les révoltes, le président a donc dû faire un pas vers la réforme, et signer un décret, dont la portée modeste a été immédiatement critiquée.
Il se contentait en effet d’interdire les clefs d’étranglement et de promouvoir une certification plus stricte des agents ainsi qu’un meilleur partage des informations sur les abus, pour éviter que les agents objets de plaintes puissent se refaire une virginité dans un autre département. Les démocrates, majoritaires à la Chambre des représentants, présentaient un texte plus ambitieux, qui bannissait les perquisitions surprises, instituait des formations contre les préjugés racistes, et limitait l’immunité qualifiée. Mais les républicains, majoritaires au Sénat, présentaient leur propre texte, moins ambitieux, mais surtout trop différent pour aboutir à une loi, puisque seul un texte voté dans les mêmes termes par les deux chambres peut être proposé à la promulgation par le président.

Cet enlisement durable des efforts de réforme, qu’ils soient locaux ou nationaux, a fait émerger une proposition radicale : le démantèlement des départements de police. Le conseil municipal de Minneapolis a même voté une telle proposition—contre l’avis du maire. D’autres villes ont choisi l’option moins drastique de réduire les crédits consacrés à leur police—parfois spectaculairement. Le maire démocrate de New York, Bill de Blasio, a sorti la hache et annoncé une réduction d’un milliard de dollars du budget du NYPD, sur un total de six.

L’idée du démantèlement ou du « defunding » des départements de police n’a évidemment pas surgi du néant. À Minneapolis, pour reprendre cet exemple, des militants s’étaient regroupés dès 2016, à l’occasion du 150ème anniversaire du MPD, afin de dénoncer le recours systématique à la police pour des tâches qui pourraient être mieux assurées autrement. Entre autres propositions, le rapport établi par ce groupe [8] proposait une approche nouvelle des infractions au code de la route. Dans un pays où l’automobile est reine, les contrôles routiers constituent en effet une part importante de l’activité policière, et ce sont souvent eux qui tournent mal. Ils sont peu automatisés, et il n’est ainsi pas rare aux États-Unis d’être physiquement contrôlé par des agents pour un simple excès de vitesse. Ces contrôles, qui ne sont d’ailleurs parfois que des prétextes à fouiller les véhicules à la recherche de stupéfiants, pourraient être avantageusement remplacés par des verbalisations par correspondance. De même, c’est souvent la police qui est dépêchée pour donner suite aux appels reçus par le numéro d’urgence 911 qui sont liés à des problèmes de violences domestiques ou d’overdoses. Ces problématiques, toujours selon le même rapport, pourraient être prises en charge de manière plus efficace et plus humaine par des services psychologiques ou médicaux, ou par des organisations spécialisées. Il en va de même pour les questions de violences sexuelles, de prostitution forcée et encore plus de troubles mentaux—les personnes atteintes de pathologies psychiatriques se trouvant souvent à la rue. La présence de policiers détachés dans les collèges et les lycées, fréquente dans le pays, est également dénoncée, car elle induit souvent un traitement pénal plutôt qu’éducatif des infractions scolaires, au risque de construire un véritable « pipeline entre l’école et la prison ».
Ces propositions, qui vont de pair avec les revendications de réforme de la justice pénale, sont plus révolutionnaires qu’il n’y paraît. Devenues audibles, elles font en effet entrer dans le champ de la pensée une approche très nouvelle, qui place le social avant l’éthique de responsabilité individuelle, si chère à l’Amérique. Elles opposent à un problème systémique une approche qui ne se borne pas à réclamer la condamnation des policiers auteurs de bavures.

Les premiers sondages après les protestations soulevées par la mort de George Floyd montrent une opinion encore hésitante et dubitative à l’idée de réduire les crédits alloués aux polices, mais qui est en évolution. Les démocrates semblent y venir timidement, et même si Joe Biden s’y est déclaré opposé, ce sera certainement un enjeu des campagnes électorales nationales et locales de novembre 2020. Le rêve d’une « société sans police », mis en avant par le groupe de Minneapolis, demeure certes de l’ordre de l’utopie, et le démantèlement proposé par le conseil municipal n’est au demeurant pas synonyme d’abolition : il s’agit plutôt de reconstruire un service de sécurité publique sous une nouvelle forme.

Mais les coupes budgétaires décidées ici et là sont peut-être un premier pas pour mettre fin à la dystopie policière que vit le pays. En tous cas si elles ne sont pas une simple réponse endimanchée aux difficultés budgétaires rencontrées par beaucoup de collectivités du fait de la crise du covid, et si les fonds sont bien effectivement redirigés vers des services sociaux.

Alexander, Michelle (2012), The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, The New Press.
Balko, Radley (2014), Rise of the Warrior Cop : The Militarization of America’s Police Forces, PublicAffairs.
Bratton, William (avec Peter Knobler) (1998), Turnaround : How America’s Top Cop Reversed the Crime Epidemic, Random House.
Combeau, Didier (2018), Polices américaines, Gallimard.
Forman, James, Jr. (2017), Locking Up Our Own : Crime and Punishment in Black America, Farrar, Straus and Giroux.
Hayes, Chris (2017), A Colony in a Nation, Norton.
Mac Donald, Heather (2016), The War on Cops : How the New Attack on Law and Order Makes Everyone Less Safe, Encounter Books.
Mallea, Paula (2014), The War on Drugs : A Failed Experiment, Dundurn.
Russonello, Giovanni, « Have Americans Warmed to Calls to ‘Defund the Police’ ? », New York Times, 3 juillet 2020.
Skogan, Wesley G. (2006), « The Promise of Community Policing », in David Veisburg et Anthony A. Braga (dir.), Police Innovation : Contrasting Perspectives, Cambridge University Press.
Skogan, Wesley G.(2004), « Les difficultés de réformer le système policier aux États-Unis », in Sebastian Roché (dir.), Réformer la police et la sécurité : Les nouvelles tendances en Europe et aux États-Unis, Odile Jacob.
Vindevogel, Franck (2020), L’Amérique des prisons : Origines et bilan d’une incarcération de masse, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.

Notes

[1« Une milice bien administrée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit du peuple à détenir des armes et à les porter ne sera pas entravé ».

[2Et souvent, les agents noirs ne jouissaient pas des mêmes prérogatives que les agents blancs. Dans certains départements, ils n’étaient pas habilités à pratiquer des arrestations. Ils devaient pour cela faire appel à un collègue « caucasien »

[4Toutes catégories de population confondues, le rapport est d’environ 1 à 14. Voir Polices américaines, p. 190.

[5Voir à ce sujet l’excellent livre de Franck Vindevogel cité dans la bibliographie, dont sont tirés les chiffres cités.

[6Voir Nick Wing, « We Pay A Shoking Amount For Police Misconduct. And Cops Want Us Just To Accept It. We Shouldn’t. », Huffington Post, 29 mai 2015.

[7Les taux d’homicides sont par exemple passés de plus de 10 pour 100 000 habitants à environ 5 aujourd’hui (ce qui, certes, demeure très élevé en comparaison de l’Europe de l’Ouest).

[8Disponible sur le site de l’organisation : https://www.mpd150.com.

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