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LA DISSUASION NUCLÉAIRE FRANÇAISE. Yannick PINCÉ
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LES ENTREPRISES FER DE LANCE DU TRUMPISME...
L’ELECTION D’UN POPULISTE à la tête des ETATS-UNIS. Eléments d’interprétation d’un géographe
Conférence d´Elie Cohen : Décrochage et rebond industriel (26 février 2015)
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LES ETATS-UNIS ET LE PROTECTIONNISME. UNE CONSTANCE ET DES VARIANTES. Jean-Marc SIROËN
mercredi 16 octobre 2024 Jean-Marc SIROEN
Le débat patriotisme économique/souveraineté industrielle fait rage aujourd’hui dans de nombreux pays, poussant à la construction de « cordons stratégiques ». Il ne faut pas oublier que pour les Etats-Unis depuis l’indépendance, la tradition est historiquement protectionniste avec une législation qui s’est largement approfondie dans les années 30. Elle possède bien sûr des périodes de sommeil, de rémission, mais aussi un fort pouvoir de nouveauté (l’IRA aujourd’hui). Derrière l’ambivalence américaine - interventionnisme en creux avec fort potentiel d’intensification - c’est un véritable syndrome systémique et isolationniste qui domine au nom de la sécurité et de la protection des intérêts nationaux. Dans ce bel article, Jean-Marc Siroën (1) en propose une analyse fine, mobilisant de nombreuses variables explicatives des renversements de doctrine (tout d’abord la géographie mais aussi les courants politiques etc...).
(1) Jean-Marc Siroën, Professeur émérite à l’Université PSL Paris Dauphine
Quel que soit le vainqueur des prochaines élections présidentielles, les États-Unis conserveront leur politique protectionniste. Les mesures décidées par Donald Trump, à peine amendées par son successeur, risquent même de s’amplifier. Cette évolution de la politique américaine entretient un cercle vicieux de désinhibition et de représailles. Ajoutons, pour être honnête, que la Chine, privée de ses moteurs de croissance traditionnels (bâtiment, infrastructures) et incapable de trouver un relais dans la consommation intérieure, maintiendra, elle aussi, sa politique agressive de soutien aux exportations qui contribuera à la dégradation des relations commerciales.
On aurait tort de trop s’étonner de la résurgence du protectionnisme américain. Depuis l’indépendance, ce sont plutôt les courtes périodes libres-échangistes qui furent l’exception. La géographie contribue à cet état de fait. Nos yeux d’Européens oublient souvent de voir l’Amérique comme un continent séparé du monde par deux océans et qui, de surcroît, a la chance d’être dotée de suffisamment de ressources pour importer peu même si ce peu est parfois considéré comme trop. Le projet initial des Constituants était ainsi de s’isoler le plus possible de l’Europe sinon du monde. La doctrine Monroe (1823) limitera ainsi explicitement l’interventionnisme au continent américain. Ce qu’elle ne produit pas encore, elle le produira à l’abri de droits de douane qui protégeront les « industries naissantes ».
La tradition protectionniste des Etats-Unis est la conséquence de ce syndrome isolationniste avec toutefois une limite qui explique les rémissions. Non seulement, les Etats-Unis produisent ou pourraient produire suffisamment la plupart des biens, mais elle produit parfois trop par rapport à ses débouchés internes. L’isolationnisme qui pousse au protectionnisme doit alors être modéré par un mercantilisme qui se soucie des exportations.
L’Amérique a donc aussi besoin de l’ouverture des marchés extérieurs pour exporter ses excédents (la Chine se trouve aujourd’hui dans la même situation...). C’est cette exigence qui a parfois conduit les Etats-Unis à tempérer son isolationnisme par un internationalisme hégémonique qui lui ouvrirait des marchés. L’ouverture aux importations devient acceptable si, en contrepartie, elle permet d’exporter davantage.
Le protectionnisme s’allège mais sous condition de réciprocité. Les avantages comparatifs à la Ricardo sont peut-être enseignés dans les universités pour convaincre les sachants des bienfaits de la spécialisation et du libre-échange, mais elle n’a jamais influencé la politique commerciale américaine. Aux Etats-Unis (mais ailleurs aussi, il est vrai) la spécialisation est plutôt vue comme un lâche abandon de la souveraineté.
1. Le caractère « existentiel » de la politique commerciale américaine [1]
La guerre d’indépendance (1775-1783) éclate à la suite de la multiplication des conflits commerciaux, douaniers ou fiscaux avec la puissance coloniale, l’Angleterre.
La Constitution (1789) qui fédère les treize états de l’Union souligne l’importance de la politique commerciale. Dans l’esprit des pères fondateurs, elle implique aussi bien les relations commerciales entre les États que celles de chacun d’entre eux avec l’étranger. Une des premières justifications de l’Union, soutenue par les fédéralistes Madison, Hamilton et Jay, est d’unifier la politique commerciale. L’article 1, section 8 établit ainsi que « le Congrès aura le pouvoir... de réguler le commerce avec les nations étrangères et parmi les différents États » Aujourd’hui encore, la responsabilité de la politique commerciale est constitutionnellement attribuée au Congrès même si l’exécutif saura trouver les instruments qui lui permettent de la contourner.
Dans les faits, deux objectifs sont assignés à la politique commerciale américaine : favoriser le développement économique national et appuyer la politique étrangère. Il en résulte des conflits fréquents entre le Trésor, qui collecte les droits de douane et le Département d’État en charge de la diplomatie et des relations extérieures [2].
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la politique commerciale oscillera autour d’une politique mercantiliste fondée sur la doctrine du protectionnisme éducateur de Alexander Hamilton (1791). En effet elle vise à la fois le protectionnisme qui réduit le commerce et la promotion des exportations qui l’augmente avec pour objectif final d’enrichir le pays grâce à un excédent de la balance commerciale [3].
Jusqu’aux années 1930, c’est un droit de douane élevé qui est pratiqué même si des allègements alternent avec des durcissements : tarif des abominations de 1828, guerre de sécession, McKinley Tariffs (1890), Dingley Act (1897), Fordney-McCumber Act (1922) et, finalement, le tristement célèbre Smoot-Hawley Act (1930).
2. Républicains protectionnistes vs. libéraux Démocrates
Sur un arrière-fond isolationniste mâtiné de mercantilisme, les circonvolutions de la politique commerciale américaine reflètent le rapport de force politique même si à l’intérieur des deux partis dominants – républicains et démocrates - les points de vue divergent. Ce clivage recoupe un clivage géographique. Ainsi, le Sud agricole et exportateur (coton, tabac, canne à sucre...) craint trop la fermeture des marchés étrangers pour ne pas être favorable au libre-échange. Il vote massivement démocrate. Le Nord industriel menacé par les importations européennes trouve au contraire dans les droits de douane une protection commode et une recette fiscale quasi indolore. Il vote majoritairement républicain. La guerre de Sécession (1861-1865) tranchera en faveur des républicains protectionnistes du Nord.
De fait, tous les épisodes de durcissement furent pris à l’initiative de Présidents ou de Congrès républicains. C’est, notamment, le cas du célèbre Smoot-Hawley Act de 1930. À l’opposé, les démocrates se montreront en général plus internationalistes et moins protectionnistes que leurs opposants. Le libre-échange figure ainsi dans les 14 points du Président démocrate Woodrow Wilson qui préparent la Conférence de la paix de Paris (1919). Les six mois de négociations accoucheront, dans la douleur, d’un Traité de Versailles, que le Congrès républicain ne ratifiera pas et qui votera en 1922 une loi protectionniste. À l’inverse, les Présidents démocrates Franklin D. Roosevelt et Harry Truman abaisseront les droits de douane. Ils défendront aussi un système multilatéral qui, articulé autour des Nations Unies, sortirait les Etats-Unis de son isolationnisme et favoriserait une baisse négociée et réciproque des droits de douane. Le secrétaire d’État de Roosevelt, Cordell Hull, était d’ailleurs un démocrate du Sud resté célèbre pour son libre-échangisme, tout comme l’était un autre sudiste, William Clayton, futur négociateur américain de la Charte de La Havane et du GATT. Mais ce tournant est moins doctrinal que pragmatique, et plus mercantiliste que libéral. Il s’agit en effet de lever les barrières douanières mises en place dans les années 1930 par les pays européens. Ainsi, dès 1941, les prêts-bails accordés à l’Angleterre en guerre, seront sévèrement conditionnés au démantèlement de la « forteresse » des « Préférences impériales » britanniques à laquelle se heurtent les exportateurs américains [4].
Après la guerre, les Etats-Unis du démocrate Harry Truman portent la libéralisation des échanges avec la création du GATT mais renoncent à faire ratifier une Charte de La Havane bien plus ambitieuse. Il est vrai que, simultanément, le plan Marshall contredisait l’article premier du GATT (« clause de la nation la plus favorisée ») en introduisant une discrimination dans le commerce international. De fait, le Président Truman a moins soutenu le libre-échange que favorisé l’ouverture des marchés aux excédents de production américains issus de l’économie de guerre. Internationalisme, multilatéralisme et mercantilisme, loin de s’opposer, devenaient complémentaires et donnaient l’occasion aux Etats-Unis de se prétendre libre-échangiste. De fait, les cycles de négociation successifs du GATT conduiront à une baisse des droits de douane qui, à la sortie de la guerre, étaient initialement très élevés (de l’ordre de 50 % en moyenne).
L’Europe qui s’intègre sera vite perçue comme un concurrent déloyal avec lequel il est néanmoins possible de négocier. La guerre froide conduira les Etats-Unis non pas à modérer ses critiques à l’égard de la « forteresse » européenne mais à contenir son intransigeance à l’occasion des différents cycles de négociation (rounds) du GATT. Jusqu’au dernier inclus, l’Uruguay Round, ils seront dominés par le règlement des contentieux Europe-Etats-Unis.
3. Le virage démocrate
À partir des années 1950, les bastions démocrates du Sud glissent lentement mais sûrement du côté des Républicains avec une évolution inverse pour les États du Nord et de l’Ouest. Simultanément, le clivage entre Républicains isolationnistes et protectionnistes et démocrates internationalistes et libres-échangistes va tendre à s’émousser.
Les années 1970 et 1980, sous présidences républicaines Nixon et Ford puis Reagan et Bush (après l’intermède du démocrate Carter), reviennent progressivement sur l’internationalisme maladroitement (catastrophiquement ?) hégémonique des administrations démocrates Kennedy et Johnson : abandon du système monétaire de Bretton Woods, retrait du Vietnam, début de normalisation avec la Chine (diplomatie du ping-pong) et l’URSS (traité SALT).
Ce retrait relatif est aussi marqué par un regain de protectionnisme à peine modéré par l’achèvement du Tokyo Round du GATT en 1979. Ainsi les accords multifibres, signés en 1974, permettront aux Etats-Unis (mais aussi à la Communauté européenne) de limiter pendant 30 ans leurs importations textiles en provenance des pays en développement. Simultanément, les Etats-Unis durcissent leur législation avec la section 301 de la loi commerciale américaine de 1974 qui complète la section 232 du Trade Expansion Act de 1962. Il ne s’agit plus seulement de lever des droits pour protéger les producteurs nationaux, mais de sanctionner les pays qui n’appliqueraient pas le principe (par ailleurs très flou) de la réciprocité (level playing field). L’augmentation des droits de douane, prévue par la section 301, vise donc moins à se protéger des importations qu’à sanctionner les pays jugés insuffisamment ouverts aux exportations américaines. Une orientation mercantiliste plutôt que défensive est ainsi donnée à la politique commerciale américaine ce qui satisfait les démocrates attachés à la promotion des exportations quand les Républicains visent plutôt la limitation des importations.
Néanmoins, l’afflux d’importations redevient un sujet politique important et désarmant. On s’attendait à ce que l’ultralibéral Président Reagan défende le libre-échange. En bon Républicain, il le fait très mollement sans empêcher que le discours protectionniste se généralise autour de l’idée très isolationniste selon laquelle le nice guy américain se ferait rouler dans la farine par des pays qui sont pourtant ses alliés.
L’éternel rival européen est certes visé mais la principale cible devient le Japon qui « inonde » le monde de ses produits industriels, de l’automobile aux composants électroniques. Pire encore, ce vaincu de la dernière guerre ne cache pas ses ambitions de rattraper son vainqueur, de s’en venger même... Aux sanctions au titre de la section 301, s’ajoutent quelques autres entorses aux règles du GATT. C’est le cas des accords d’autolimitation des exportations « négociés » avec le Japon et qui permettent de contenir les importations d’automobiles. Dès lors, l’Europe n’a plus de raisons de se priver. Elle se rallie à cet instrument protectionniste qui s’affranchit des grands principes du GATT (non-discrimination, restrictions tarifaires quantitatives).
Ces années 1980 jalonnées de mesures protectionnistes sont donc à contre-courant d’un néolibéralisme par ailleurs supposé triomphant. Elles marquent aussi une rupture historique. Si autrefois, les ouvriers de l’industrie du nord votaient républicains, depuis le new deal de Roosevelt, cet électorat se retrouve plus souvent au parti démocrate. Menacés par les importations japonaises, leurs élus réclament le durcissement des mesures protectionnistes. Cette fois, ce sont moins les Républicains qui portent le protectionnisme que les démocrates, sous la houlette notamment du très influent Richard Gephardt, représentant du Missouri. C’est lui qui pousse des projets de loi protectionnistes dont l’Omnibus Trade and Competitiveness Act de 1988, qui étend la section 301. Le Président Reagan utilisera bien son droit de veto, mais il sera contourné par la majorité des deux tiers dans les deux assemblées.
Au mitan des années 1980, cette poussée protectionniste démocrate n’est pas seulement l’apanage des membres du Congrès élus de territoires exposés à la concurrence européenne ou japonaise. Elle est aussi alimentée par des économistes progressistes keynésiens et a priori proches des démocrates qui, comme le futur prix Nobel, Paul Krugman, théorisent la rationalité des « politiques commerciales stratégiques ». Celles-ci soutiendraient les industries oligopolistiques confrontées à la concurrence déloyale de l’Europe ou du Japon (c’est-à-dire à peu près toutes les grandes industries, et tout particulièrement, l’aéronautique et l’électronique) [5]. De son côté, l’AFL-CIO, soutien syndical des démocrates, s’oppose avec virulence aux accords de libéralisation des échanges en cours de négociation : l’Uruguay Round du GATT lancé en 1986, l’accord de libre-échange avec le Canada de 1989 qui, avec l’ALENA (1994), s’étendra au Mexique.
4. Une fin de l’histoire qui se répète
La chute du mur de Berlin ouvre la perspective d’une « fin de l’histoire » libérale (Francis Fukuyama) et d’une gouvernance mondiale post-hégémonique (Robert Keohane) qui réhabiliterait le « doux commerce » de Montesquieu. Un autre évènement joue en faveur de l’apaisement : l’effondrement de l’économie japonaise à la suite de la crise financière de 1990. Le pays n’est plus un rival qui inquiète et la Chine ne l’est pas encore.
Retour au multilatéralisme de l’après-guerre ? La réalité est plus complexe. L’administration américaine démocrate soutient le Traité de Marrakech (1994) qui conclut le cycle d’Uruguay, crée l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui étend les prérogatives de l’ancien GATT et rend effective la procédure de règlement des différends entre pays membres. Les Etats-Unis apprécient les concessions européennes en matière agricole, l’extension du GATT aux échanges de services (que les Etats-Unis dominent) et la meilleure protection de la propriété industrielle. Le traité soutient ainsi la traditionnelle politique mercantiliste en ouvrant la perspective de nouveaux marchés. En contrepartie, les Etats-Unis ont cédé sur quelques points comme le démantèlement des accords multifibres et la création de l’OMC elle-même, acceptée in extremis.
Si, pour obtenir la ratification, le Président Clinton parvient à surmonter les réticences de son camp démocrate, la négociation est plus critique avec les républicains. S’ils regrettent la baisse des recettes douanières ils voient surtout dans l’OMC et, tout particulièrement dans la nouvelle procédure de règlement des différends, une atteinte à la souveraineté des Etats-Unis et du Congrès. À la suite de la plainte d’un pays membre, les Etats-Unis seraient ainsi susceptibles d’être sanctionnés et contraint de mettre leur politique commerciale en conformité avec le jugement de l’organe d’appel composé de juges indépendants. Cette « ingérence » est d’autant plus contestée par les Républicains que, réciproquement, le traité interdit les sanctions qui seraient prises en dehors de la procédure OMC, au titre, notamment de la section 301 ou de ses dérivés.
L’approbation des républicains, nécessaire pour ratifier le Traité, ne sera obtenue qu’à la suite d’engagements sur le maintien de la Section 301, qui contredit pourtant les nouvelles règles de l’OMC, ainsi que la possibilité donnée au Congrès de décider le retrait de l’OMC si les Etats-Unis étaient trop souvent « injustement » condamnés.
Malgré la ratification du Traité de Marrakech et la mise en place de l’OMC, les tentations protectionnistes ne se dissipent pas dans l’entourage même du Président Clinton. Dans les années 1990, sa principale conseillère économique, Laura Tyson, une universitaire qui avait participé à la théorisation de la « politique commerciale stratégique » défend des politiques industrielles actives pour certaines industries, notamment celles qui bénéficient d’externalités [6]. Par ailleurs, le très médiatique Président de l’AFL-CIO, John Sweeney, deviendra à la fin du siècle un des critiques les plus virulents de l’OMC et des traités commerciaux de libre-échange.
L’OMC voit bien le jour mais devient un repoussoir à la fois pour les souverainistes républicains qui y voient une menace pour la souveraineté des Etats-Unis (et du Congrès...) et pour la gauche syndicale et altermondialiste qui profite de la Conférence ministérielle de Seattle (1999) pour afficher bruyamment son rejet [7]. Si la Conférence de Doha, réunie quelques semaines après les attentats du 11 septembre, permet d’ouvrir le premier cycle de négociation de l’OMC, l’échec de la Conférence de Cancún (2003) ne sera jamais rattrapé. Elle actera la volonté de ce qu’on nomme aujourd’hui le Sud global de tenir une plus grande place dans le système multilatéral.
La création de l’OMC signifie d’autant moins le retour des Etats-Unis au multilatéralisme rooseveltien, que le Président George W. Bush (élu en 2000) mène une politique étrangère néoconservatrice qui contraste avec l’isolationnisme traditionnel des Républicains et qui peut être vue aujourd’hui comme une parenthèse. Elle affirme un internationalisme fondé sur l’unilatéralisme au mépris d’un multilatéralisme incarné, notamment, par l’ONU et l’OMC. Oui à une fin de l’histoire libérale et démocratique, mais qui s’imposera au besoin par la force.
En matière commerciale, les Etats-Unis s’engagent dans une voie qu’ils avaient jusque-là écartée bien qu’amorcée par l’ALENA : les accords préférentiels et bilatéraux. Fait nouveau, ils ne se limitent pas strictement aux barrières commerciales mais incluent d’autres sujets ignorés ou insuffisamment traités par l’OMC (travail, concurrence, investissement, etc.). Ce bilatéralisme entre partenaires inégaux ne se limitera pas au continent américain et impliquera aussi des pays comme l’Australie, le Maroc, Oman, Singapour.
La crise de 2007-2008 ne provoque pas la vague protectionniste redoutée par les économistes et les organisations internationales. Pour autant, l’OMC n’est pas relancée, malgré les communiqués du G20 qui appellent, de sommets en sommets, à la conclusion rapide ( !) du cycle de Doha. De fait, les Etats-Unis s’en désintéressent. Il est vrai qu’entre 2007 et 2015 (Trade Preferences Extension Act) le Président ne dispose plus de la facilité que lui accordait le Congrès de faire ratifier un traité commercial sans amendements (Trade Promotion Authority ou fast track). En effet, ceux-ci auraient imposé une renégociation, autant dire un sort similaire à celui qui fut réservé au Traité de Versailles ou à la Charte de La Havane [8]. On remarquera qu’à partir des années 1960, de loi commerciale en loi commerciale, le Congrès a davantage contraint les initiatives libres-échangistes de l’exécutif tout en lui donnant davantage de latitude en matière de protection. Le Président peut ainsi lever des droits de douane sans attendre l’accord du Congrès.
Le démocrate Barak Obama se désengage certes de l’interventionnisme néoconservateur de son prédécesseur mais sans soutenir davantage le multilatéralisme. C’est ainsi l’administration Obama qui, la première, s’opposera à la nomination de nouveaux juges à l’organe d’appel de l’OMC. Elle espère, sans grande conviction, trouver une échappatoire dans les méga accords commerciaux avec l’Union Européenne ou avec l’Asie-Pacifique qui ne seront jamais finalisés.
5. La grande désinhibition
Les Etats-Unis, débarrassés de la menace japonaise n’ont pas vu venir la chinoise. À la fin des années 1990, comme exportateur, la Chine est encore derrière les Etats-Unis, l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni ou la France. Pour les agriculteurs et les industriels américains, le pays porte l’espérance de vastes marchés et, pour les grandes firmes multinationales, la possibilité de bénéficier sur place d’une main-d’œuvre bon marché. Malgré de nombreuses réticences économiques et politiques, les Etats-Unis laissent la Chine entrer à l’OMC (2001).
Dix ans plus tard, dans les années 2010, la Chine prend la place des Etats-Unis comme premier exportateur mondial et affiche un insolent excédent commercial. Les Etats-Unis importent plus qu’ils n’exportent. Le pari mercantiliste est perdu. Simultanément, comme dans les années 1980, des économistes américains reconnus multiplient les analyses quantitatives qui chiffrent l’impact des importations chinoises sur l’emploi et les salaires dans les territoires américains les plus exposés [9]. Certes, toutes les pertes d’emploi ne peuvent être imputées aux importations chinoises – environ un quart seulement - mais cela suffit à faire évoluer les positions des uns et des autres au moment même où l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping (2013) dément l’espoir d’une « normalisation » de la Chine que le « doux commerce » aurait porté.
Un quart de siècle après la dernière flambée protectionniste principalement dirigée contre le Japon, le Président Trump ouvre une nouvelle période protectionniste tous azimuts. Si la Chine est la première visée, les mesures adoptées en 2018 concernent tous les pays y compris le Canada et le Mexique qui devront renégocier l’ALENA [10]. Le Président Trump renoue ainsi avec cette tradition républicaine qui associe l’isolationnisme au protectionnisme. N’a-t-il pas, d’ailleurs, retrouvé une bonne partie de son électorat d’origine, pré-rooseveltien, au sein d’une classe ouvrière malmenée par la concurrence étrangère ? Dans son programme électoral de 2024, l’ancien Président se propose de durcir encore son protectionnisme en généralisant un droit de douane de 10 % porté à 60 % pour les importations chinoises.
Le ralliement de son successeur démocrate, Joe Biden, aux politiques protectionnistes de son prédécesseur pourrait paraître plus inattendue même si une large fraction du Parti et de ses soutiens syndicaux, avait depuis longtemps viré de bord. Néanmoins, si la politique commerciale de Trump est traditionnelle dans sa forme – hausse des droits de douane - celle de Biden relève davantage d’une politique tout aussi industrielle que commerciale. Dans les années 1980, on l’aurait qualifié de « politique commerciale stratégique ». Elle est appréciée des démocrates pour son aspect volontariste et interventionniste et décriée par les Républicains pour les mêmes raisons. Cette politique ne se limite donc pas aux droits de douane, mais s’appuie comme pour les automobiles électriques, sur des subventions conditionnées à une exigence de contenu local (Inflation Reduction Act).
Ces mesures « démocrates » sont tout aussi contraires aux règles de l’OMC que l’augmentation discrétionnaire des droits de douane. Si Joe Biden n’a pas partagé la vision isolationniste de Donald Trump, il n’a pas pour autant renoué avec le multilatéralisme. Le blocage américain sur la nomination des juges de l’Organe d’appel n’a pas été levé et, le moins que l’on puisse dire, est que les Etats-Unis n’ont pas cherché à redonner à l’OMC son rôle de forum de négociation qui avait été le sien.
6. Conclusion
La vague protectionniste des Etats-Unis suit une longue tradition qui alterne vents forts et tempête. Les phases d’ouverture furent rares et moins libérales que mercantilistes. L’ouverture aux échanges ne fut acceptée et, a fortiori, défendue, que pour permettre aux Etats-Unis d’exporter davantage. Ses tentations isolationnistes et protectionnistes furent une épine dans le pied des Etats-Unis qui, en minant le multilatéralisme, l’ont aussi empêché d’assumer pleinement la mission d’hégémonie bienveillante qu’ils s’étaient attribuée après la Seconde Guerre mondiale. Le retour à un protectionnisme assumé par les deux partis et par leurs deux candidats est une nouvelle illustration des contradictions qui ont progressivement conduit à la crise du multilatéralisme.
Jean-Marc Siroën, le 16 octobre 2024
Mots-clés
« mondialisation heureuse et froide »Agriculture
compétitivité
crise
économie et histoire
Elections
géoéconomie
géopolitique
gouvernance
guerre économique
Industrie
Institutions
souveraineté
Technologies
Relations internationales
puissance
mondialisation
régionalisation
protectionnisme
Allemagne
Asie
Chine
Etats-Unis
Europe
Union européenne
Japon
Notes
[1] Cette partie s’inspire de mon article Jean-Marc Siroën, « La politique commerciale américaine. Une perspective historique », Revue française d’économie, III(4) automne 1988, 95-124.
[2] Le conflit sera réglé par la création en 1962 d’un United States Trade Représentative (USTR) rattaché à la Présidence.
[3] Si l’excédent est un bien pour les mercantilistes c’est au contraire une perte pour un libéral puisqu’il signifie que le pays consomme (ou investit) moins que ce qu’il produit.
[4] J’ai évoqué ces négociations dans « Mr Keynes et les extravagants. Le sommet du monde »
[5] Voir P. Krugman (ed.), Strategic Trade Policy and the New International Economics, MIT Press, 1986.
[6] Elle sera sévèrement critiquée par Paul Krugman, revenu de ses opinions passées.
[7] On se souvient que le Français José Bové s’y fit remarquer !
[8] Cette facilité à certes été réintroduite par la loi de 2015 mais jusqu’en 2021 seulement. Elle n’est donc plus accessible aujourd’hui.
[9] Un des plus célèbres articles est celui de D. H. Autor, D. Dorn, and G. H. Hanson (2013) : The China Syndrome : Local Labor Market Effects of Import Competition in the United States in American Economic Review, 103(6).
[10] Voir Jean-Marc Siroën (2018) Les guerres commerciales de Trump : haro sur le multilatéralisme » in Politique étrangère, no. 4 et Jean-Marc Siroën (2022), L’héritage de Donald Trump dans l’économie internationale, Revue diplomatique, 19.
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